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Commentaires liturgiques du Jeudi Saint

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Sommaire

  Dom Guéranger, l’Année Liturgique  
  Bhx Cardinal Schuster, Liber Sacramentorum  
  Dom Pius Parsch, le Guide dans l’année liturgique  

Ces commentaires concernent les célébrations du Jeudi Saint avant la réforme de Pie XII.

On trouvera les textes liturgiques de la Messe de la Cène du Seigneur et du Lavement des pieds ici. Les cérémonies des Ténèbres, de la réconciliation des Pénitents et de la Messe Chrismale ne sont pas encore en ligne.

Dom Guéranger, l’Année Liturgique

A L’OFFICE DE LA NUIT.

L’Office des Matines et des Laudes des trois derniers jours de la Semaine sainte diffère en beaucoup de choses de celui des autres jours de l’année. Tout y est triste et sombre, comme à des funérailles ; et rien n’est plus propre à nous donner une idée de la tristesse à laquelle l’Église est en proie, en ces jours de deuil. Elle s’interdit, à tous les Offices du Jeudi, du Vendredi et du Samedi, ces cris de joie et d’espérance par lesquels elle commence la louange de Dieu. On n’entend plus retentir : Domine, labia mea aperies : Seigneur, ouvrez mes lèvres pour votre louange ; ni Deus, in adjutorium meum intende : O Dieu, venez à mon aide ; ni Gloria Patri, à la fin des Psaumes, des Cantiques et des Répons. Les Offices divins ne conservent plus que ce qui leur est essentiel dans la forme, et ils ont perdu toutes ces aspirations vives que les siècles y avaient ajoutées. Une psalmodie sévère, des lectures lamentables, des chants lugubres : voilà ce qui leur reste. Chacune des Heures Canoniales se termine par le Psaume Miserere, et par une mention de la Mort et de la Croix du Rédempteur.

On donne vulgairement le nom de Ténèbres à l’Office des Matines et des Laudes des trois derniers jours de la Semaine sainte, parce que cet Office se célébrait autrefois la nuit, comme dans les autres jours de l’année. Ce nom lui appartient encore pour une autre raison ; c’est qu’on le commence à la lumière du jour, et qu’il ne se termine qu’après le coucher du soleil.

Un rite imposant et mystérieux, propre seulement à ces Offices, vient aussi confirmer cette appellation. On place dans le sanctuaire, près de l’autel, un vaste chandelier triangulaire, sur lequel sont disposés quinze cierges. Ces cierges, ainsi que les six de l’autel, sont en cire jaune, comme à l’Office des Défunts. A la fin de chaque Psaume ou Cantique, on éteint successivement un des cierges du grand chandelier ; un seul, celui qui est placé à l’extrémité supérieure du triangle, reste allumé. Pendant le Cantique Benedictus, à Laudes, les six cierges qui brûlaient sur l’autel sont pareillement éteints. Alors le Cérémoniaire prend l’unique cierge qui était demeuré allumé sur le chandelier, et il le tient appuyé sur l’autel durant le chant de l’Antienne qui se répète après le Cantique. Puis il part et va cacher ce cierge, sans l’éteindre, derrière l’autel. Il le maintient ainsi loin de tous les regards pendant la récitation du Miserere et de l’Oraison de conclusion qui suit ce Psaume. Cette Oraison étant achevée, on frappe avec bruit sur les sièges du chœur, jusqu’à ce que le cierge qui avait été caché derrière l’autel reparaisse et annonce par sa lumière toujours conservée que l’Office des Ténèbres est terminé.

Expliquons maintenant le sens de ces diverses cérémonies. Nous sommes dans les jours où la gloire du Fils de Dieu est éclipsée sous les ignominies de sa Passion. Il était « la lumière du monde », puissant en œuvres et en paroles, accueilli naguère par les acclamations de tout un peuple ; maintenant le voilà déchu de toutes ses grandeurs, « l’homme de douleurs, un lépreux », dit Isaïe ; « un ver de terre, et non un homme », dit le Roi-Prophète ; « un sujet de scandale pour ses disciples », dit-il lui-même. Chacun s’éloigne de lui : Pierre même nie l’avoir connu. Cet abandon, cette défection presque générale sont figurés par l’extinction successive des cierges sur le chandelier triangulaire, même jusque sur l’autel. Cependant la lumière méconnue de notre Christ n’est pas éteinte, quoiqu’elle ne lance plus ses feux, et que les ombres se soient épaissies autour d’elle. On pose un moment le cierge mystérieux sur l’autel. Il est là comme le Rédempteur sur le Calvaire, où il souffre et meurt. Pour exprimer la sépulture de Jésus, on cache le cierge derrière l’autel ; sa lumière ne parait plus. Alors un bruit confus se fait entendre dans le sanctuaire, que l’absence de ce dernier flambeau a plongé dans l’obscurité. Ce bruit, joint aux ténèbres, exprime les convulsions de la nature, au moment où le Sauveur ayant expiré sur la croix, la terre trembla, les rochers se fendirent, les sépulcres furent ouverts. Mais tout à coup le cierge reparaît sans avoir rien perdu de sa lumière ; le bruit cesse, et chacun rend hommage au vainqueur de la mort.

Après ces explications générales, nous allons donner maintenant le texte de la sainte Liturgie, en l’accompagnant de nos gloses, selon que le besoin s’en fera sentir.

AU PREMIER NOCTURNE.

Le premier Psaume (68) fut inspiré à David lorsqu’il fuyait devant les poursuites parricides de son fils Absalon. Il se rapporte au Christ, dont il décrit les douleurs et l’abandon aux jours de sa Passion.

Le fiel pour nourriture et le vinaigre pour breuvage offerts à celui qui se plaint dans ce Psaume montrent suffisamment qu’il est prophétique, puisque l’on sait que David n’a jamais éprouvé ce traitement.

Le deuxième Psaume (69) fut composé par David dans les mêmes circonstances. Il y implore le secours de Dieu contre ses ennemis qui le cherchent pour le faire mourir. Ce Psaume est une annonce prophétique du sort réservé au Messie

Le troisième Psaume (70) se rapporte à la même époque de la vie de David ; mais s’il exprime les périls au milieu desquels se trouvait ce saint roi, il est remarquable aussi par les sentiments d’une confiance invincible en Dieu qui lui donnera à la fin la victoire. Dans son sens prophétique, ce Psaume nous montre l’espérance que l’Homme-Dieu conserva dans le secours de son Père, au fort même de ses angoisses.

Les Leçons du premier Nocturne de chacun de ces trois jours sont empruntées aux Lamentations de Jérémie. Nous y voyons le désolant spectacle qu’offrit la ville de Jérusalem, lorsque son peuple eut été emmené captif à Babylone, en punition de son idolâtrie. La colère de Dieu est empreinte sur ces ruines que Jérémie déplore avec des paroles si vraies et si terribles. Cependant ce désastre n’était que la figure d’un autre désastre plus épouvantable encore. Jérusalem prise et réduite en solitude par les Assyriens conserve du moins son nom ; et le Prophète qui se lamente aujourd’hui sur elle avait annoncé lui-même que la désolation ne durerait pas au delà de soixante-dix ans. Mais, dans sa seconde ruine, la ville infidèle perdit jusqu’à son nom. Rebâtie par ses vainqueurs, elle porta pendant plus de deux siècles le nom d’Aelia Capitolina ; et si, à la paix de l’Église, on l’appela de nouveau Jérusalem, ce n’était point un hommage rendu à Juda, mais un souvenir au Dieu de l’Évangile que Juda avait crucifié dans cette ville. Ni la piété de sainte Hélène et de Constantin, ni les vaillants efforts des croisés, n’ont pu rendre d’une manière durable à Jérusalem l’ombre même d’une ville d’ordre secondaire ; son sort est d’être esclave, et esclave des infidèles, jusque vers la fin des temps. Cette affreuse malédiction, c’est en ces jours qu’elle l’a attirée sur elle : voilà pourquoi la sainte Église, pour nous faire comprendre la grandeur du crime commis, fait retentir à nos oreilles les plaintes navrantes du Prophète qui seul a pu égaler les lamentations aux douleurs. Cette touchante élégie se chante sur un mode plein de mélancolie, qui remonte peut-être à l’antiquité judaïque. Les noms des lettres de l’alphabet hébreu, qui divisent chaque strophe, indiquent la forme acrostiche que ce poème retient dans l’original. On les chante, parce que les Juifs les chantaient eux-mêmes.

AU DEUXIÈME NOCTURNE.

Le quatrième Psaume (71), qui célèbre avec tant de pompe les grandeurs du fils de David, semble, au premier abord, déplacé dans cet Office, où il ne s’agit que de ses humiliations. Nous avons chanté ce beau cantique avec triomphe dans la nuit de la naissance de l’Emmanuel, et nous le retrouvons aujourd’hui mêlé à des chants de deuil. La sainte Église l’a choisi parce que, au milieu des splendeurs qu’il prophétise notre libérateur, il annonce que ce Fils du Roi « arrachera le pauvre des mains du puissant, le pauvre qui n’avait point d’appui ». Le genre humain est ce pauvre ; le puissant est Satan ; Jésus va nous soustraire à son pouvoir, en souffrant en notre place la peine que nous avions méritée.

Le cinquième Psaume (72) renferme une leçon morale destinée à réformer les idées du monde. Souvent il arrive que les hommes se scandalisent en voyant le triomphe des pécheurs et l’humiliation des justes. Ce fut en ces jours l’écueil des Apôtres, qui désespérèrent de la mission de leur maître, lorsqu’ils le virent aux mains de ses ennemis. Le Psalmiste confesse que cette tentation l’a aussi ébranlé ; mais il n’a pas tardé à reconnaître que si Dieu laisse pour un temps dominer l’iniquité, il vient au jour marqué, pour punir les méchants, et venger le juste qu’ils avaient abreuvé d’amertumes.

Le sixième Psaume (73) s’élève contre un peuple ennemi du culte de Dieu. Israël le chanta longtemps contre les Gentils ; le peuple chrétien l’applique à la Synagogue qui, après avoir crucifié le Messie, employa tous ses efforts pour renverser son Église, immola les premiers martyrs, et voulut contraindre les Apôtres à ne plus prononcer le nom de Jésus-Christ.

L’Église lit, au second Nocturne, un passage des Enarrations de saint Augustin sur les Psaumes prophétiques de la Passion du Sauveur.

AU TROISIÈME NOCTURNE.

Le septième Psaume (74) dénonce les vengeances de Dieu à ceux qui ont allumé sa colère. On y voit le sort de la Synagogue qui, après avoir contraint le juste par excellence à boire le calice amer de sa Passion, épuisera à son tour, et jusqu’à la lie, celui que la colère du Seigneur lui tient en réserve.

Le huitième Psaume (75) fut composé après les nombreuses victoires de David. Il célèbre la paix rendue à Sion, et la vengeance de Dieu éclatant tout a coup contre les méchants. Ils dormaient, les ennemis du Messie ; mais tout à coup la terre a tremblé, et le Seigneur a paru devant eux comme un juge inexorable.

Le neuvième Psaume (76) se rapporte aux tribulations de David, lorsque Absalon, son fils parricide, figure du peuple juif, leva l’étendard contre lui. Le Roi-Prophète, ligure du Christ, se laisse aller à la confiance au milieu de ses douleurs ; et le souvenir des œuvres que Dieu a opérées en faveur de son peuple rassure son courage, et lui fait espérer la délivrance.

Les Leçons du troisième Nocturne sont empruntées à. saint Paul. Après avoir repris les fidèles de Corinthe des abus qui s’étaient introduits dans leurs assemblées, il raconte l’institution de la sainte Eucharistie, qui a eu lieu aujourd’hui ; et, après avoir expliqué les dispositions avec lesquelles on doit se présenter à la table sainte, il nous montre la grandeur du crime que commet celui qui s’en approche indignement.

A LAUDES. [1]

Le premier Psaume (50) est celui que David composa après son péché, et dans lequel il épanche d’une manière si vive et si humble les sentiments de sa pénitence. L’Église l’emploie toutes les fois qu’elle veut implorer la miséricorde de Dieu ; et de tous les Cantiques du Roi-Prophète il n’en est aucun qui soit plus familier aux âmes chrétiennes.

Le deuxième Psaume (89) est particulier au jeudi de chaque semaine ; c’est un Cantique du matin. Le Psalmiste y confesse le néant de l’homme et la brièveté de sa vie, et il demande à Dieu qu’il daigne répandre sa bénédiction sur les œuvres de la journée. Le fidèle doit se rappeler que l’Office des Laudes est le service du matin, et qu’on ne l’anticipe, en ces trois jours, que par exception.

Attribué comme le précédent aux Laudes du Jeudi de chaque semaine, le troisième Psaume (35) montre l’injuste se levant de sa couche plein des projets mauvais résolus dans la nuit ; il implore contre lui la protection de Dieu pour les bons et chante la vie, la vraie lumière, l’abondance de biens que réserve à ceux-ci le ciel. [2]

Le sublime Cantique de Moïse après le passage de la mer Rouge fait partie, chaque semaine, de l’Office du Jeudi à Laudes. Il emprunte un à-propos tout particulier aux approches du grand jour où nos catéchumènes obtiendront la régénération. La fontaine baptismale sera pour eux la mer Rouge, dans laquelle seront submergées toutes leurs iniquités, qui sont figurées par les Égyptiens. Les Israélites s’avancèrent à travers les flots suspendus pour leur laisser passage, après avoir offert le sacrifice de l’agneau pascal ; nos catéchumènes se présenteront au bain sacré dans la confiance que leur inspirera le sacrifice de l’Agneau véritable, dont le sang divin a donné à l’élément de l’eau la vertu de produire la purification des âmes.

Bien que variant au cours de la semaine, le dernier Psaume (146) de l’Office du matin ne cesse point d’avoir pour objet la louange divine, exprimée dès la première parole du Psaume ; et c’est ainsi que cet Office continue chaque jour de justifier, jusque dans les mots, son beau nom de Laudes. [3]

L’Église chante ensuite le beau Cantique de Zacharie qu’elle répète chaque matin. Il contraste en ces jours par son accent de jubilation avec les tristes ombres qui couvrent notre divin Soleil. Nous sommes au moment où la rémission des péchés s’opère par les entrailles de la miséricorde de notre Dieu ; mais le divin Orient ne se lève plus sur nous du haut du ciel ; l’astre de notre salut va s’éteindre dans la mort. Pleurons sur nous, en pleurant sur lui ; mais attendons avec confiance sa résurrection et la nôtre.

Après cette Antienne, le chœur chante sur un mode touchant les paroles suivantes que l’Église, en ces trois jours, a sans cesse à la bouche : « Le Christ s’est fait obéissant pour nous jusqu’à la mort. »

Ce chant ayant cessé de retentir, on dit à voix basse Pater noster suivi du Miserere, qui est récité à deux chœurs, sans chanter. Enfin, celui qui préside prononce pour conclusion l’Oraison qui suit : « Daignez, Seigneur, jeter un regard sur votre famille ici présente, pour laquelle notre Seigneur Jésus-Christ a bien voulu être livré aux mains des méchants, et souffrir le supplice de la Croix ; Lui qui, étant Dieu, vit et règne avec vous dans les siècles des siècles. Amen. »

L’extinction successive des cierges, la réserve que l’on fait de l’un d’eux, sa disparition et son retour, le bruit qui se fait entendre à la fin : tous ces rites, qui sont propres à ces trois jours, sont expliqués ci-dessus.

AU MATIN.

Ce jour est le premier des Azymes. Au coucher du soleil, les Juifs doivent manger la Pâque dans Jérusalem. Jésus est encore à Béthanie ; mais il rentrera dans la ville avant l’heure du repas pascal : ainsi le demande la Loi ; et jusqu’à ce qu’il l’ait abrogée par l’effusion de son sang, il veut l’observer. Il envoie donc à Jérusalem deux de ses disciples pour préparer le festin légal, sans rien leur faire connaître de la manière merveilleuse dont doit se terminer ce festin. Nous qui connaissons le divin mystère dont l’institution remonte à cette dernière Cène, nous comprenons pourquoi le Sauveur choisit de préférence, en cette occasion, Pierre et Jean pour remplir ses intentions [4]. Pierre, qui confessa le premier la divinité de Jésus, représente la foi ; et Jean, qui se reposa sur la poitrine de l’Homme-Dieu, représente l’amour. Le mystère qui va être déclaré dans la Cène mystique de ce soir, se révèle à l’amour par la foi ; telle est l’instruction que le Christ nous donne par le choix des deux Apôtres ; mais ceux-ci ne pénétraient pas la pensée de leur Maître.

Jésus, qui savait toutes choses, leur indique le signe auquel ils reconnaîtront la maison à laquelle il veut accorder aujourd’hui l’honneur de sa présence. Ils n’auront qu’à suivre un homme qu’ils rencontreront portant une cruche d’eau. La maison où se rend cet homme est habitée par un Juif opulent qui reconnaît la mission céleste de Jésus. Les deux Apôtres transmirent à ce personnage les intentions de leur maître ; et aussitôt on mit à leur disposition une salle vaste et ornée. Il convenait, en effet, que le lieu où devait s’accomplir le plus auguste des mystères ne fût pas un lieu vulgaire. Cette salle, au sein de laquelle la réalité allait enfin succéder à toutes les figures, était bien au-dessus du temple de Jérusalem. Dans son enceinte allait s’élever le premier autel sur lequel serait offerte « l’oblation pure » annoncée par le Prophète [5]. Là devait commencer dans peu d’heures le sacerdoce chrétien ; là enfin, dans cinquante jours, l’Église de Jésus-Christ, rassemblée et visitée par l’Esprit-Saint, devait se déclarer au monde, et promulguer la nouvelle et universelle alliance de Dieu avec les hommes. Ce sublime sanctuaire de notre foi n’est pas effacé de la terre ; son emplacement est toujours marqué sur la montagne de Sion. Les infidèles l’ont profané par leur culte, car eux-mêmes le regardent comme un lieu sacré ; mais comme si la divine Providence, qui conserve sur la terre les traces du Rédempteur, voulait nous annoncer des temps plus prospères, les portes de ce lieu à jamais béni se sont ouvertes, dans notre siècle, à plusieurs prêtres de Jésus-Christ ; et, par l’effet d’une tolérance toute nouvelle, le divin Sacrifice a été célébré dans le lieu même de son institution. Jésus s’est rendu dans la journée à Jérusalem avec ses autres disciples. Il a trouvé toutes choses préparées.

L’agneau pascal, après avoir été présenté au temple, en a été rapporté ; on l’apprête pour le repas légal ; les pains azymes, avec les laitues amères, vont être servis aux convives. Bientôt, autour d’une même table, debout, la ceinture aux reins, le bâton à la main, le Maître et les disciples accompliront pour la dernière fois le rite solennel que Jéhovah prescrivit a son peuple au moment de la sortie d’Égypte.

Mais attendons l’heure de la sainte Messe pour reprendre la suite de ce récit, et parcourons en détail les nombreuses cérémonies qui signaleront cette grande journée. Nous avons d’abord la réconciliation des Pénitents, qui de nos jours n’est plus qu’un souvenir ; mais qu’il importe cependant de décrire, pour donner, sous ce point de vue, un complément nécessaire à la Liturgie quadragésimale. Vient ensuite la consécration des saintes Huiles, qui n’a lieu que dans les églises cathédrales, mais qui intéresse tous les fidèles. Après l’exposition abrégée de cette fonction, nous avons à traiter de la Messe de ce jour, anniversaire de l’institution du Sacrifice de la loi nouvelle. Il nous faut parler ensuite de la préparation de la Messe des Présanctifiés pour la Fonction de demain, du dépouillement des Autels, et du Mandatum, ou lavement des pieds. Nous allons donc développer successivement ces divers rites, qui font du Jeudi saint l’un des jours les plus sacrés de l’Année liturgique.

LA RÉCONCILIATION DES PÉNITENTS.

Dans l’antiquité, on célébrait aujourd’hui trois messes solennelles, dont la première était précédée de l’absolution solennelle des Pénitents publics et de leur réintégration dans l’Église. La réconciliation avait lieu en cette manière. Ils se présentaient aux portes de l’église, en habits négligés, nu-pieds, et ayant laissé croître leurs cheveux et leur barbe depuis le Mercredi des Cendres, jour où ils avaient reçu l’imposition de la pénitence. L’Évêque récitait dans le sanctuaire les sept Psaumes dans lesquels David épanche son regret d’avoir offensé la majesté divine ; on ajoutait ensuite les Litanies des Saints. Durant ces prières, les pénitents se tenaient prosternés sous le portique, sans oser franchir le seuil de l’église. Trois fois dans le cours des Litanies, l’Évêque leur députait plusieurs clercs qui venaient leur apporter en son nom des paroles d’espérance et de consolation. La première fois, deux Sous-Diacres venaient leur dire : « Je vis, dit le Seigneur ; je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. » La seconde fois, deux autres Sous-Diacres leur portaient cet avertissement : « Le Seigneur dit : Faites pénitence ; car le royaume des cieux approche. » Enfin, un troisième message leur était porté par le Diacre, qui leur disait : « Levez vos têtes ; votre rédemption est proche. »

Après ces avertissements qui annonçaient les approches du pardon, l’Évêque sortait du sanctuaire, et descendait vers les pénitents jusqu’au milieu de la grande nef ; en cet endroit, on lui avait préparé un siège tourné vers le seuil de la porte de l’église, où les pénitents demeuraient toujours prosternés. Le Pontife étant assis, l’Archidiacre lui adressait ce discours :

Pontife vénérable, voici le temps favorable, les jours où Dieu s’apaise, où l’homme est sauvé, où la mort est détruite, où la vie éternelle commence. C’est le temps où, dans la vigne du Seigneur des armées, on fait de nouveaux plants pour remplacer ceux qui étaient mauvais. Sans doute il n’est aucun jour sur lequel ne se répandent les largesses de la bonté et de la miséricorde de Dieu ; néanmoins le temps où nous sommes est marque plus spécialement par l’abondante rémission des péchés, et par la fécondité delà grâce en ceux qui reçoivent une nouvelle naissance. Notre nombre s’accroît, et par ces nouveau-nés, et par le retour de ceux qui s’étaient éloignés de nous. S’il y a le bain d’eau purifiante, il y a aussi le bain des larmes. De la double joie pour l’Église : l’enrôlement de ceux qui sont appelés, l’absolution de ceux qu’a ramenés le repentir. Voici donc vos serviteurs qui, ayant oublié les commandements célestes et transgressé la loi des saintes mœurs, étaient tombés dans divers crimes ; les voici maintenant humiliés et prosternés. Ils crient au Seigneur avec le Prophète : « Nous avons péché, nous avons commis l’iniquité ; ayez pitié de nous, Seigneur ! » Ils ont compté avec une entière confiance sur cette parole de l’Évangile : « Heureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. » Ils ont, comme il est écrit, mangé le pain de la douleur ; leur couche a été arrosée de leurs larmes ; ils ont affligé leur cœur par la douleur et leur corps par le jeûne, afin de recouvrer la santé de l’âme qu’ils avaient perdue. La pénitence est une ; mais elle est à la disposition de tous ceux qui veulent y recourir.

L’Évêque se levait alors et se rendait auprès des pénitents. Il leur adressait une exhortation sur la miséricorde divine, et leur enseignait la manière dont ils devaient vivre désormais ; puis il leur disait : « Venez, mes enfants, venez ; écoutez-moi : je vous enseignerai la crainte du Seigneur. » Le Chœur chantait ensuite cette Antienne tirée du Psaume XXXIIIe : « Approchez du Seigneur, et soyez illuminés ; et vos visages ne seront plus dans la confusion. » Alors les pénitents, se levant de terre, venaient se jeter aux pieds de l’Évêque ; et l’Archiprêtre, prenant la parole, lui disait :

Rétablissez en eux. Pontife apostolique, tout ce que les suggestions du diable avaient détruit ; par l’entremise de vos prières, par la grâce de la divine réconciliation, faites que ces hommes soient rapprochés de Dieu. Jusqu’à cette heure, le mal leur était à charge ; maintenant qu’ils triomphent de l’auteur de leur mort, ils jouiront du bonheur de plaire au Seigneur dans la terre des vivants.

L’Évêque répondait : « Mais savez-vous s’ils sont dignes d’être réconciliés ? » Et l’Archiprêtre ayant dit : « Je sais et j’atteste qu’ils en sont dignes », un Diacre leur ordonnait de se lever.

Alors l’Évêque prenait l’un d’entre eux par la main ; celui-ci donnait son autre main au suivant, et successivement tous les autres pénitents se tenant de la même manière, on arrivait au siège dressé pour l’Évêque au milieu de la nef. On chantait pendant ce temps-là cette Antienne : « Je vous le dis, il y a de la joie parmi les Anges de Dieu, même pour un seul pécheur qui fait pénitence » ; et cette autre : « Il vous faut vous réjouir, mon fils ; car votre frère qui était mort est ressuscité ; il était perdu, et il est retrouvé. » L’Évêque ensuite, prenant la parole sur le ton solennel de la Préface, s’adressait ainsi à Dieu :

Il est juste de vous rendre grâces, Seigneur saint. Père tout-puissant, Dieu éternel, par Jésus-Christ notre Seigneur, à qui vous avez donné dans le temps une naissance ineffable, afin qu’il vint acquitter la dette d’Adam envers vous, détruire notre mort par la sienne, recevoir sur son corps nos blessures, effacer nos taches par son sang ; en sorte que nous qui étions tombés par la jalousie de l’antique ennemi, nous revinssions a la vie par la miséricorde de ce Sauveur. C’est par lui. Seigneur, que nous vous supplions de nous exaucer au sujet des péchés d’autrui, nous qui sommes hors d’état de vous implorer suffisamment pour les nôtres. Rappelez donc. Seigneur très clément, ces hommes que leurs péchés avaient séparés de vous. Vous n’avez pas repoussé l’humiliation d’Achab ; mais vous avez suspendu, à cause de son amende honorable, la vengeance que méritaient ses crimes. Vous avez exaucé les larmes de Pierre, et vous lui avez ensuite confié les clefs du royaume des cieux. Daignez donc. Seigneur miséricordieux, accueillir ceux-ci qui sont l’objet de nos prières ; restituez-les au giron de votre Église, afin que l’ennemi ne triomphe plus à leur sujet ; mais que votre Fils, qui vous est semblable, les purifie de tous leurs péchés ; qu’il daigne les admettre au festin de cette très sainte Cène ; qu’il les nourrisse de sa chair et de son sang, et qu’après le cours de cette vie il les conduise au royaume céleste.

Après cette Prière, toute l’assistance, clercs et laïques, se prosternait avec les pénitents devant la majesté divine ; et l’on récitait les trois Psaumes qui commencent par le mot Miserere. L’Évêque se levait ensuite et prononçait sur les pénitents, toujours prosternés, ainsi que l’assistance tout entière, six Oraisons solennelles dont nous donnerons ici les principaux traits :

Écoutez nos supplications, Seigneur, et quoique j’aie besoin plus que tous de votre miséricorde, daignez m’exaucer. Vous m’avez établi, non à cause de mes mérites, mais par le don de votre grâce, votre ministre dans cette œuvre de réconciliation ; donnez-moi la confiance nécessaire pour l’accomplir, et opérez vous-même dans mon ministère qui est celui de votre bonté. C’est vous qui avez rapporté au bercail, sur vos épaules, la brebis égarée ; vous qui avez exaucé la prière du publicain. Rendez donc la vie à ces hommes, vos serviteurs, dont vous ne voulez pas la mort. Vous, dont la bonté nous poursuit quand nous errons loin de vous, reprenez à votre service ceux-ci qui sont corrigés. Laissez-vous toucher de leurs soupirs et de leurs larmes ; guérissez leurs blessures, tendez-leur une main salutaire. Ne permettez pas que votre Église éprouve une perte dans la moindre partie de ses membres, que votre troupeau souffre un détriment, que l’ennemi triomphe d’un désastre dans votre famille, que la seconde mort dévore ceux qui avaient pris une nouvelle naissance dans le bain sacré. Pardonnez, Seigneur, à ces hommes qui confessent leur iniquité ; qu’ils échappent aux peines que décrète la sentence du jugement à venir ; qu’ils ignorent l’horreur des ténèbres, et le pétillement de la flamme. Ramenés du sentier de l’erreur et rentrés dans la voie de la justice, qu’ils ne reçoivent plus désormais de blessures ; mais que l’intégrité d’âme qu’ils avaient d’abord reçue de votre grâce, et que votre miséricorde va réparer, demeure en eux à jamais. Ils ont macéré leurs corps sous les livrées de la pénitence ; rendez-leur maintenant la robe nuptiale, et permettez-leur de s’asseoir de nouveau au festin royal dont ils étaient exclus.

A la suite de ces Oraisons, l’Évêque, étendant la main sur les pénitents, les réintégrait par cette formule imposante :

Que le Seigneur Jésus-Christ, qui a daigné effacer tous les péchés du monde en se livrant pour nous, et en répandant son sang très pur ; qui a dit à ses disciples : « Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel » ; qui a bien voulu m’admettre, quoique indigne, parmi les dépositaires de ce pouvoir : qu’il daigne, par l’intercession de Marie, Mère de Dieu, du bienheureux Archange Michel, de l’Apôtre saint Pierre à qui a été donne le pouvoir de lier et de délier, de tous les Saints, et par mon ministère, vous absoudre, par les mérites de son sang répandu pour la rémission des péchés, de tout ce que vous avez commis en pensées, en paroles et en œuvres ; et qu’ayant délié les liens de vos péchés, il vous conduise à la vie éternelle ; lui qui vit et qui règne avec le Père et le Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Amen.

L’Évêque s’approchait ensuite des pénitents toujours prosternés ; il répandait l’eau sainte, et faisait fumer l’encens sur eux. Enfin il leur adressait pour adieu ces paroles de l’Apôtre : « Levez-vous, vous qui dormez ; levez-vous d’entre les morts ; et le Christ sera votre lumière ». Les pénitents se levaient alors, et en signe de la joie qu’ils éprouvaient d’être réconciliés avec Dieu, ils allaient promptement déposer leur extérieur négligé, et se revêtir d’habits convenables pour s’asseoir à la table du Seigneur, avec les autres fidèles.

Un vestige de cette imposante cérémonie s’est conservé dans plusieurs Églises de France, où l’on récite sur les fidèles, le Jeudi saint, des prières expiatoires que l’on appelle l’Absoute. A Rome, l’antique absolution des pénitents, en ce jour, a donné origine à la magnifique cérémonie connue sous le nom de Bénédiction papale. Après la Messe du Jeudi saint, le Souverain Pontife, en pluvial et la tiare en tête, virait à la loggia qui s’ouvre au-dessus de la porte principale de la Basilique Vaticane. Un peuple immense couvre la vaste place Saint-Pierre ; d’innombrables fidèles, venus de toutes les régions du monde, attendent le moment où les mains du Vicaire de Jésus-Christ vont faire descendre sur eux la rémission des peines dues à leurs péchés. Cependant, aux pieds du Pontife assis sur son trône, un des Prélats récite la formule générale de la Confession des péchés, au nom de l’immense famille que la foi a rassemblée sous les yeux du Père commun de la chrétienté. Après un moment de silence, le Pontife implore la miséricorde divine pour les pécheurs qui ont purifié leurs consciences dans le tribunal de la réconciliation ; il invoque sur eux le secours des saints Apôtres Pierre et Paul ; puis, se levant, il étend ses bras vers le ciel comme pour y puiser les trésors de l’éternelle indulgence, et les abaissant ensuite, il bénit ce peuple composé en ce moment de tous les peuples de la terre. Cette bénédiction, qui porte avec elle la grâce de l’indulgence plénière, pour tous ceux qui ont rempli les conditions requises, et que l’on appelle si improprement Bénédiction Urbi et orbi, puisqu’elle ne s’adresse qu’aux fidèles présents, fut d’abord particulière au Jeudi saint ; elle s’est étendue ensuite au jour de Pâques ; enfin, le Pontife Romain la donne encore le jour de l’Ascension, à Saint-Jean-de-Latran, et le jour de l’Assomption, à Sainte-Marie-Majeure.

LA BÉNÉDICTION DES SAINTES HUILES.

La seconde Messe que l’on célébrait le Jeudi saint, dans l’antiquité, était accompagnée de la consécration des Huiles saintes, rite annuel et qui requiert toujours le ministère de l’Évêque comme consécrateur. Depuis un grand nombre de siècles, cette importante cérémonie s’accomplit à l’unique Messe qui se célèbre aujourd’hui en commémoration de la Cène du Seigneur. Cette bénédiction n’ayant lieu que dans les églises cathédrales, nous n’en donnerons point ici tous les détails ; nous ne voulons pas cependant priver nos lecteurs chrétiens de l’instruction qui peut leur être utile sur le mystère des Huiles saintes. La foi nous enseigne que si nous sommes régénérés dans l’eau, nous sommes confirmés et fortifiés par l’huile consacrée : enfin l’huile est un des principaux éléments que le divin auteur des Sacrements a choisis pour signifier à la fois et opérer la grâce dans nos âmes. L’Église a fixé de bonne heure ce jour, en chaque année, pour renouveler cette liqueur mystique dont la vertu est si grande, sous ses différentes formes, parce que le moment approche où elle en doit faire un abondant usage sur les néophytes qu’elle enfantera dans la nuit pascale. Mais il importe aux fidèles de connaître en détail la doctrine sacrée sur un si haut sujet ; et nous l’expliquerons ici, quoique brièvement, afin d’exciter leur reconnaissance envers le divin Rédempteur, qui a appelé les créatures visibles à servir dans les œuvres de sa grâce, et leur a donné par son sang la vertu sacramentelle qui désormais réside en elles. La première des Huiles saintes qui reçoit la bénédiction de l’Évêque, est celle qui est appelée l’Huile des Malades, et qui est la matière du sacrement de l’Extrême-Onction. C’est elle qui efface dans le chrétien mourant les restes du péché, qui le fortifie dans le dernier combat, et qui, par la vertu surnaturelle qu’elle possède, lui rend même quelquefois la santé du corps.

Dans l’antiquité, la bénédiction de cette Huile n’était pas plus affectée au Jeudi saint qu’à tout autre jour, parce que son usage est, pour ainsi dire, continuel. Plus tard, on a placé cette bénédiction au jour où sont consacrées les deux autres Huiles, à cause de la similitude de l’élément qui leur est commun. Les fidèles doivent assister avec recueillement à la sanctification de cette liqueur qui coulera un jour sur leurs membres défaillants, et parcourra leurs sens pour les purifier. Qu’ils pensent à leur dernière heure, et qu’ils bénissent l’inépuisable bonté du Sauveur, « dont le sang coule si abondamment avec cette précieuse liqueur [6] ».

La plus noble des Huiles saintes est le Chrême ; c’est aussi celle dont la consécration s’opère avec plus de pompe et avec des circonstances plus mystérieuses. C’est par le Chrême que l’Esprit-Saint imprime son sceau ineffaçable sur le chrétien déjà membre de Jésus-Christ par le Baptême. L’Eau nous donne la naissance ; l’Huile du Chrême nous confère la force, et tant que nous n’en avons pas reçu l’onction, nous ne possédons pas encore la perfection du caractère de chrétien. Oint de cette huile sacrée, le fidèle devient visiblement un membre de l’Homme-Dieu, dont le nom de Christ signifie l’onction qu’il a reçue comme Roi et comme Pontife. Cette consécration du chrétien par le Chrême est tellement dans l’esprit de nos mystères, qu’au sortir de la fontaine baptismale, avant même d’être admis à la Confirmation, le néophyte reçoit sur la tète une première onction, quoique non sacramentelle, de cette Huile royale, pour montrer qu’il participe déjà à la royauté de Jésus-Christ.

Afin d’exprimer par un signe sensible la haute dignité du Chrême, la tradition apostolique veut que l’Évêque y mêle du baume, qui représente ce que l’Apôtre appelle « la bonne odeur du Christ [7] », dont il est écrit aussi « que nous courrons à l’odeur de ses parfums [8] ». La rareté et le haut prix des parfums dans l’Occident a obligé l’Église Latine d’employer le baume seul dans la confection du saint Chrême ; l’Église Orientale, plus favorisée par le climat et les produits des régions qu’elle habite, y fait entrer jusqu’à trente-trois sortes de parfums qui, condensés avec l’Huile sainte, en forment une sorte d’onguent d’une odeur délicieuse.

Le saint Chrême, outre son usage sacramentel dans la Confirmation, et l’emploi que l’Église en fait sur les nouveaux baptisés, est encore employé par elle dans le sacre des Évêques, pour l’onction de la tête et des mains ; dans la consécration des calices et des autels, dans la bénédiction des cloches ; enfin dans la dédicace des Églises, où l’Évêque en marque les douze croix qui doivent attester aux âges futurs la gloire de la maison de Dieu.

La troisième des Huiles saintes est celle qui est appelée l’Huile des Catéchumènes. Sans être la matière d’aucun sacrement, elle n’en est pas moins d’institution apostolique. La bénédiction que l’Église en fait aujourd’hui, quoique moins pompeuse que celle du Chrême, est cependant plus solennelle que celle de l’Huile des malades. L’Huile des Catéchumènes sert dans les cérémonies du Baptême, pour les onctions que l’on fait au catéchumène sur la poitrine et entre les épaules, avant l’immersion ou l’infusion de l’eau. On l’emploie aussi à l’ordination des Prêtres, pour l’onction des mains, et au sacre des Rois et des Reines.

Telles sont les notions que le fidèle doit posséder, pour avoir une idée de la solennelle fonction que remplit l’Évêque à la Messe d’aujourd’hui, où, comme le chante saint Fortunat dans la belle Hymne que nous donnerons tout à l’heure, il acquitte sa dette en opérant cette triple bénédiction qui ne peut venir que de lui seul.

La sainte Église déploie en cette circonstance un appareil inaccoutumé. Douze Prêtres en chasuble, sept Diacres et sept Sous-Diacres, tous revêtus des habits de leurs ordres, assistent à la fonction. Le Pontifical romain nous apprend que les douze Prêtres sont là pour être les témoins et les coopérateurs du saint Chrême. La Messe commence et se continue avec les rites propres à ce jour ; mais, avant de faire entendre l’Oraison Dominicale, l’Évêque laisse inachevée la prière du Canon qui la précède, et descend de l’autel. Il se rend au siège qui lui a été préparé, près de la table sur laquelle on apporte l’ampoule remplie de l’huile qu’il doit bénir pour le service des mourants. Il prélude à cette bénédiction en prononçant les paroles de l’exorcisme sur cette huile, afin d’éloigner d’elle toute influence des esprits de malice, qui, dans leur haine pour l’homme, cherchent sans cesse à infecter les éléments de la nature ; puis il la bénit par ces paroles :

Envoyez, Seigneur, du haut des cieux, votre Esprit-Saint Paraclet sur cette huile que vous avez daigné produire d’un arbre fécond, et qu’elle devienne propre à soulager l’âme et le corps. Que votre bénédiction en fasse un médicament céleste qui nous protège, qui chasse nos douleurs, nos infirmités, nos maladies de L’âme et du corps ; car vous vous êtes servi de l’huile pour consacrer vos Prêtres, vos Rois, vos Prophètes et vos Martyrs. Que celle-ci devienne une onction parfaite que vous aurez bénie pour nous, Seigneur, et dont les effets nous pénétreront tout entiers. Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ.

Après cette bénédiction, l’un des sept Sous-Diacres qui avait apporté l’ampoule la remporte avec respect ; et le Pontife retourne à l’autel pour achever le Sacrifice. Lorsqu’il a distribué la sainte communion au clergé, il revient au siège prépare près de la table. Alors les douze Prêtres, les sept Diacres et les sept Sous-Diacres se rendent au lieu où sont déposées les deux autres ampoules. L’une contient l’huile qui doit devenir le Chrême du salut, et l’autre la liqueur qui doit être sanctifiée comme Huile des Catéchumènes. Bientôt le cortège sacré reparaît, et s’avance solennellement vers le Pontife. Les deux ampoules sont portées chacune par un des Diacres ; un Sous-Diacre tient le vase qui renferme le baume. L’Évêque bénit d’abord le baume, qu’il appelle dans sa prière « une larme odorante sortie de l’écorce d’une heureuse branche, pour devenir le parfum sacerdotal ». Puis il prélude à la bénédiction de l’Huile du Chrême en soufflant sur elle trois fois en forme de croix. Les douze Prêtres viennent tour à tour faire cette même insufflation, dont nous voyons le premier exemple dans l’Évangile. Elle signifie la vertu du Saint-Esprit, qui est figuré par le souffle, à cause de son nom, Spiritus, et qui va bientôt faire de cette huile un instrument de son divin pouvoir. Mais auparavant l’Évêque prononce sur elle l’exorcisme ; et, après avoir ainsi préparé cette substance à recevoir l’action de la grâce d’en haut, il célèbre la dignité du Chrême par cette magnifique Préface qui remonte aux premiers siècles de notre foi :

Il est juste et raisonnable que nous vous rendions grâces partout et toujours, Dieu tout-puissant, par Jésus-Christ notre Seigneur ; à vous qui, au commencement de toutes choses, entre autres dons de votre bonté, avez fait produire à la terre les arbres, et parmi eux l’olivier qui nous donne cette onctueuse liqueur qui devait servir au Chrême sacré. David, dans un esprit prophétique, prévoyant l’institution des Sacrements de votre grâce, chanta dans ses vers l’huile qui doit rendre la joie à notre visage ; et lorsque les crimes du monde eurent été expiés par le déluge, la colombe vint annoncer la paix rendue à la terre par le rameau d’olivier qu’elle portait, symbole des faveurs que nous réservait l’avenir. Cette figure se réalise aujourd’hui, dans ces derniers temps, lorsque, les eaux du baptême avant effacé tous nos péchés, l’onction de l’huile vient donner à nos visages beauté et sérénité. C’est aussi en présage de cette grâce que vous ordonnâtes à Moïse votre serviteur, après qu’il aurait purifié dans l’eau son frère Aaron, de l’établir prêtre par une onction. Mais le plus grand honneur déféré à l’huile fut lorsque, votre Fils Jésus-Christ notre Seigneur ayant exigé de Jean qu’il le baptisât dans les eaux du Jourdain, vous envoyâtes sur lui l’Esprit-Saint en forme de colombe, désignant ainsi votre Fils unique, en qui vous déclariez, par une voix qui se fit entendre, avoir mis vos complaisances, et faisant connaître qu’il était celui que le prophète David a célébré comme devant recevoir l’onction de l’huile de l’allégresse, au-dessus de tous ceux qui doivent y participer avec lui. Nous vous supplions donc, Dieu éternel, par le même Jésus-Christ votre Fils notre Seigneur, de sanctifier par votre bénédiction cette huile votre créature, et de la remplir de la vertu du Saint-Esprit, par la puissance du Christ votre Fils, dont le Chrême sacré a emprunté son nom, ce Chrême par lequel vous avez consacré les Prêtres, les Rois, les Prophètes et les Martyrs. Faites que la sanctification étant répandue dans l’homme par l’onction, la corruption de la première nature soit anéantie, et que le temple de chacun exhale la suave odeur que produit l’innocence de la vie ; que, selon les conditions établies par vous dans ce mystère, ils y reçoivent la dignité de rois, de prêtres et de prophètes, avec l’honneur d’un vêtement d’immortalité ; que cette huile enfin soit pour ceux qui renaîtront de l’eau et du Saint-Esprit un Chrême e salut qui les rende participants de la vie éternelle, et les mette en possession de la gloire du ciel.

Le Pontife, après ces paroles, prend le baume qu’il a d’abord mêlé avec de l’huile sur une patène, et versant ce mélange dans l’ampoule, il consomme ainsi la consécration du Chrême. Ensuite, pour rendre honneur à l’Esprit-Saint qui doit opérer par cette huile sacramentelle, il salue l’ampoule qui la contient, en disant : « Chrême saint, je te salue ! » Les douze Prêtres immédiatement suivent l’exemple du Pontife, qui procède ensuite à la bénédiction de l’Huile des Catéchumènes.

Après les insufflations et l’exorcisme, qui ont lieu comme pour le saint Chrême, l’Évêque s’adresse à Dieu par cette prière :

O Dieu, qui récompensez les progrès dans les âmes, et qui, par la vertu du Saint-Esprit, confirmez l’ébauche déjà commencée en elles, daignez envoyer votre bénédiction sur cette huile, et accorder par l’onction qui en sera faite, à ceux qui se présentent au bain de l’heureuse régénération, la purification de l’âme et du corps. Que les taches qu’auraient imprimées sur eux les esprits ennemis de l’homme disparaissent au contact de cette huile sanctifiée ; qu’il ne reste plus à ces esprits pervers aucune place pour leur malice, aucun refuge pour leur pouvoir, aucune liberté pour leurs perfides embûches ; mais que l’onction de cette huile soit utile à vos serviteurs qui arrivent à la foi et qui doivent être purifiés par l’opération de votre Esprit ; qu’elle les dispose au salut qu’ils obtiendront en naissant à la régénération céleste dans le sacrement du Baptême : par Jésus-Christ notre Seigneur, qui doit venir pour juger les vivants et les morts et détruire le monde par le feu.

L’Évêque salue ensuite l’ampoule qui contient l’huile à laquelle il vient de conférer de si hautes prérogatives, en disant : « Huile sainte, jeté salue ! » Il est imite dans cet acte de respect parles douze Prêtres ; après quoi deux des Diacres ayant pris, l’un le saint Chrême et l’autre l’Huile des Catéchumènes, le cortège se met en marche pour reconduire les deux ampoules au lieu d’honneur où elles doivent être conservées. Elles sont l’une et l’autre couvertes d’une enveloppe d’étoffe de soie : blanche pour le saint Chrême, et violette pour l’huile des Catéchumènes.

Nous n’avons donné qu’en les abrégeant les détails de cette grande cérémonie ; mais nous ne voulons pas priver le lecteur catholique de la belle Hymne composée par saint Venance Fortunat, Évêque de Poitiers, au VIe siècle, et dont les strophes majestueuses, empruntées par l’Église romaine à l’antique Église des Gaules, accompagnent si noblement l’arrivée et le retour des saintes ampoules.

Hymnus Hymne
O Redemptor, sume carmen temet concinentium.O Rédempteur, agréez les cantiques de ce chœur qui vous célèbre.
R/. O Redemptor.R/. O Rédempteur.
Audi, judex mortuorum,
Una spes mortalium,
Audi voces proferentum
Donum pacis prævium.
Juge des morts,
espoir unique des mortels,
écoutez les voix de ceux qui s’avancent
portant le suc de l’olive, symbole de paix.
R/. O Redemptor.R/. O Rédempteur.
Arbor fœta alma luce
Hoc sacrandum protulit :
Fert hoc prona præsens turba
Salvatori sæculi.
Un arbre fertile, sous un soleil fécond,
l’a produit pour qu’il devînt sacré ;
ce cortège vient humblement
l’offrir au Sauveur du monde.
R/. O Redemptor.R/. O Rédempteur.
Stans ad aram immo supplex
Infulatus Pontifex,
Debitum persolvit omne,
Consecrato Chrismate.
Debout à l’autel,
où il offre ses prières,
le Pontife paie sa dette annuelle
en consacrant le Chrême.
R/. O Redemptor.R/. O Rédempteur.
Consecrare tu dignare,
Rex perennis patriæ,
Hoc olivum, signum vivum,
Jura contra dæmonum.
Roi de l’éternelle patrie,
daignez bénir cette huile,
symbole de vie,
instrument de victoire contre les démons.
R/. O Redemptor.R/. O Rédempteur.
Ut novetur sexus omnis
Unctione Chrismatis,
Ut sanetur sauciata
Dignitatis gloria.
L’Onction du Chrême
renouvelle l’un et l’autre sexe ;
elle rétablit dans l’homme
sa dignité violée.
R/. O Redemptor.R/. O Rédempteur.
Lota mente sacro fonte
Aufugantur crimina :
Uncta fronte,sacro sancta
Influunt charismata.
Quand l’âme est lavée dans la fontaine sacrée,
le péché la quitte ;
quand le front est marqué de l’huile sainte,
les dons divins descendent en elle.
R/. O Redemptor.R/. O Rédempteur.
Corde natus ex Parentis
Alvum implens Virginis,
Præsta lucem, claude mortem
Chrismatis consortibus.
Vous qui, sorti du sein du Père,
avez habité le sein d’une Vierge,
maintenez dans la lumière et préservez de la mort
ceux qu’un même Chrême a unis.
R/. O Redemptor.R/. O Rédempteur.
Sit hæc dies festa nobis
Sæculorum sæculis :
Sit sacrata, digna laude,
Nec senescat tempore.
Que cette journée demeure pour nous
à jamais une journée de fête ;
qu’elle soit sainte et glorieuse,
et que son souvenir résiste au temps.
R/. O Redemptor.R/. O Rédempteur.

LA MESSE DU JEUDI-SAINT.

La sainte Église se proposant aujourd’hui de renouveler, avec une solennité toute particulière, l’action qui fut accomplie par le Sauveur dans la dernière Cène, selon le précepte qu’il en fit à ses Apôtres, lorsqu’il leur dit : « Faites ceci en mémoire de moi », nous allons reprendre le récit évangélique que nous avons interrompu au moment où Jésus entrait dans la salle du festin pascal.

Il est arrivé de Béthanie ; tous les Apôtres sont présents, même le perfide Judas, qui garde son affreux secret. Jésus s’approche de la table sur laquelle l’agneau est servi ; ses disciples y prennent place avec lui ; et l’on observe fidèlement les rites que le Seigneur prescrivit à Moïse pour être suivis par son peuple. Au commencement du repas, Jésus prend la parole, et il dit à ses Apôtres : « J’ai désiré ardemment de manger avec vous cette Pâque, avant de souffrir [9]. » Il parlait ainsi, non que cette Pâque eût en elle-même quelque chose de supérieur à celles des années précédentes, mais parce qu’elle allait donner occasion à l’institution de la Pâque nouvelle qu’il avait préparée dans son amour pour les hommes ; car « ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, dit saint Jean, il les aima jusqu’à la fin » [10].

Pendant le repas, Jésus, pour qui les cœurs n’avaient rien de caché, proféra cette parole qui émut les disciples : « En vérité, je vous le dis, l’un de vous me trahira ; oui, l’un de ceux qui mettent en ce moment la main au plat avec moi est un traître [11]. » Que de tristesse dans cette plainte ! que de miséricorde pour le coupable qui connaissait la bonté de son Maître ! Jésus lui ouvrait la porte du pardon ; mais il n’en profite pas : tant la passion qu’il avait voulu satisfaire par son infâme marché avait pris d’empire sur lui ! Il ose même dire comme les autres : « Est-ce moi, Seigneur ? » Jésus lui répond à voix basse, pour ne pas le compromettre devant ses frères : « Oui, c’est toi ; tu l’as dit ». Judas ne se rend pas ; il reste, et va souiller de sa présence les augustes mystères qui se préparent. Il attend l’heure de la trahison.

Le repas légal est terminé. Un festin qui lui succède réunit encore à une même table Jésus et ses disciples. Les convives, selon l’usage de l’Orient, se placent deux par deux sur des lits qu’a préparés la munificence du disciple qui prête sa maison et ses meubles au Sauveur pour cette dernière Cène. Jean le bien-aimé est à côté de Jésus, en sorte qu’il peut, dans sa tendre familiarité, appuyer sa tête sur la poitrine de son Maître. Pierre est placé sur le lit voisin, près du Seigneur, qui se trouve ainsi entre les deux disciples qu’il avait envoyés le matin disposer toutes choses, et qui représentent l’un la foi, l’autre l’amour. Ce second repas fut triste ; les disciples étaient inquiets par suite de la confidence que leur avait faite Jésus ; et l’on comprend que l’âme tendre et naïve de Jean eût besoin de s’épancher avec le Sauveur, sur le lit duquel il était étendu, par les touchantes démonstrations de son amour.

Mais les Apôtres ne s’attendaient pas qu’une troisième Cène allait succéder aux deux premières. Jésus avait gardé son secret ; mais, avant de souffrir, il devait remplir une promesse. Il avait dit en présence de tout un peuple : « Je suis le pain vivant descendu du ciel ; si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Le pain que je donnerai, c’est ma chair, pour la vie du monde. Ma chair est vraiment nourriture, et mon sang est vraiment breuvage. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui [12]. » Le moment était venu où le Sauveur allait réaliser cette merveille de sa charité pour nous. Mais comme il avait promis de nous donner sa chair et son sang, il avait dû attendre l’heure de son immolation. Voici maintenant que sa Passion est commencée ; déjà il est vendu à ses ennemis ; sa vie est désormais entre leurs mains ; il peut donc maintenant s’offrir en sacrifice, et distribuer à ses disciples la propre chair et le propre sang de la victime.

Le second repas finissait, lorsque Jésus se levant tout à coup, aux yeux des Apôtres étonnés, se dépouille de ses vêtements extérieurs, prend un linge, s’en ceint comme un serviteur, met de l’eau dans un bassin, et annonce par ces indices qu’il s’apprête à laver les pieds à des convives. L’usage de l’Orient était qu’on se lavât les pieds avant de prendre part à un festin ; mais le plus haut degré de l’hospitalité était lorsque le maître de la maison remplissait lui-même ce soin à l’égard de ses hôtes. C’est Jésus qui invite en ce moment ses Apôtres au divin repas qu’il leur destine, et il daigne agir avec eux comme l’hôte le plus empressé. Mais comme ses actions renferment toujours un fonds inépuisable d’enseignement, il veut, par celle-ci, nous donner un avertissement sur la pureté qu’il requiert dans ceux qui devront s’asseoir à sa table. « Celui qui est déjà lavé, dit-il, n’a plus besoin que de se laver les pieds » [13] ; comme s’il disait : Telle est la sainteté de cette divine table, que pour en approcher, non seulement il faut que l’âme soit purifiée de ses plus graves souillures ; mais elle doit encore chercher à effacer les moindres, celles que le contact du monde nous fait contracter, et qui sont comme cette poussière légère qui s’attache aux pieds. Nous expliquerons plus loin les autres mystères signifiés dans le lavement des pieds.

Jésus se dirige d’abord vers Pierre, le futur Chef de son Église. L’Apôtre se refuse à permettre une telle humiliation à son Maître ; Jésus insiste, et Pierre est contraint de céder. Les autres Apôtres qui, ainsi que Pierre, étaient restés sur les lits, voient successivement leur Maître s’approcher d’eux et laver leurs pieds. Judas même n’est pas excepté. Il avait reçu un second et miséricordieux avertissement quelques instants auparavant, lorsque Jésus, parlant à tous, avait dit : « Pour vous, vous êtes purs, mais non pas tous cependant [14]. » Ce reproche l’avait laissé insensible. Jésus, ayant achevé de laver les pieds des douze, vient se replacer sur le lit près de la table, à côté de Jean.

Alors, prenant du pain azyme qui était resté du repas, il élève les yeux au ciel, bénit ce pain, le rompt et le distribue à ses disciples, en leur disant : « Prenez et mangez ; ceci est mon corps ». Les Apôtres reçoivent ce pain devenu le corps de leur Maître ; ils s’en nourrissent ; et Jésus n’est plus seulement avec eux à la table, il est en eux. Ensuite, comme ce divin mystère n’est pas seulement le plus auguste des Sacrements, mais qu’il est encore un Sacrifice véritable, qui demande l’effusion du sang, Jésus prend la coupe ; et, transformant en son propre sang le vin dont elle est remplie, il la passe à ses disciples, et leur dit : « Buvez-en tous ; car c’est le sang de la Nouvelle Alliance, qui sera répandu pour vous. » Les Apôtres participent les uns après les autres à ce divin breuvage, et Judas à son tour ; mais il boit sa condamnation, comme tout à l’heure, dans le pain sacré, il a mangé son propre jugement [15]. L’inépuisable bonté du Sauveur cherche cependant encore à faire rentrer le traître en lui-même. En donnant la coupe aux disciples, il a ajouté ces terribles paroles : « La main de celui qui me trahit est avec moi à cette table [16]. »

Pierre a été frappé de cette insistance de son Maître. Il veut connaître enfin le traître qui déshonore le collège apostolique ; mais n’osant interroger Jésus, à la droite duquel il est place, il fait signe à Jean, qui est à la gauche du Sauveur, pour tâcher d’obtenir un éclaircissement. Jean se penche sur la poitrine de Jésus et lui dit à voix basse : « Maître, quel est-il ? » Jésus lui répond avec la même familiarité : « Celui à qui je vais envoyer un morceau de pain trempé. » Il restait sur la table quelques débris du repas ; Jésus prend un peu de pain, et l’ayant trempé, il l’adresse à Judas. C’était encore une invitation inutile à cette âme endurcie à tous les traits de la grâce ; aussi l’Évangéliste ajoute : « Après qu’il eut reçu ce morceau, Satan entra en lui [17]. » Jésus lui dit encore ces deux mots : « Ce que tu as à faire, fais-le vite [18]. » Et le misérable sort de la salle pour l’exécution de son forfait.

Telles sont les augustes circonstances de la Cène du Seigneur, dont l’anniversaire nous réunit aujourd’hui ; mais nous ne l’aurions point suffisamment racontée aux âmes pieuses, si nous n’ajoutions un trait essentiel. Ce qui se passe aujourd’hui dans le Cénacle n’est point un événement arrivé une fois dans la vie mortelle du Fils de Dieu, et les Apôtres ne sont pas seulement les convives privilégiés de la table du Seigneur. Dans le Cénacle, de même qu’il y a plus qu’un repas, il y a autre chose qu’un sacrifice, si divine que soit la victime offerte par le souverain Prêtre. Il y a ici l’institution d’un nouveau Sacerdoce. Comment Jésus aurait-il dit aux hommes : « Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon sang, vous n’aurez point la vie en vous [19] », s’il n’eût songé à établir sur la terre un ministère par lequel il renouvellerait, jusqu’à la fin des temps, ce qu’il vient d’accomplir en présence de ces douze hommes ?

Or voici ce qu’il dit à ces hommes qu’il a choisis : « Vous ferez ceci en mémoire de moi [20]. » Il leur donne par ces paroles le pouvoir de changer, eux aussi, le pain en son corps et le vin en son sang ; et ce pouvoir sublime se transmettra dans l’Église, par la sainte ordination, jusqu’à la fin des siècles. Jésus continuera d’opérer, par le ministère d’hommes mortels et pécheurs, la merveille qu’il accomplit dans le Cénacle ; et en même temps qu’il dote son Église de l’unique et immortel Sacrifice, il nous donne, selon sa promesse, par le Pain du ciel, le moyen de « demeurer en lui, et lui en nous ». Nous avons donc à célébrer aujourd’hui un autre anniversaire non moins merveilleux que le premier : l’institution du Sacerdoce chrétien.

Afin d’exprimer d’une manière sensible aux yeux du peuple fidèle la majesté et l’unité de cette Cène que le Sauveur donna à ses disciples, et à nous tous en leur personne, la sainte Église interdit aujourd’hui aux Prêtres la célébration des Messes privées, hors le cas de nécessité. Elle veut qu’il ne soit offert dans chaque église qu’un seul Sacrifice, auquel tous les Prêtres assistent ; et au moment de la communion, on les voit tous s’avancer vers l’autel, revêtus de l’étole, insigne de leur sacerdoce, et recevoir le corps du Seigneur des mains du célébrant.

La Messe du Jeudi saint est une des plus solennelles de l’année ; et quoique l’institution de la fête du Très-Saint-Sacrement ait pour objet d’honorer avec plus de pompe le même mystère, l’Église, en l’établissant, n’a pas voulu que l’anniversaire de la Cène du Seigneur perdît rien des honneurs auxquels il a droit. La couleur adoptée à cette Messe pour les vêtements sacrés est le blanc, comme aux jours mêmes de Noël et de Pâques ; tout l’appareil du deuil a disparu.

Cependant plusieurs rites extraordinaires annoncent que l’Église craint encore pour son Époux, et qu’elle ne fait que suspendre un moment les douleurs qui l’oppressent. A l’autel, le Prêtre a entonné avec transport l’Hymne angélique : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! » Tout à coup les cloches ont retenti en joyeuse volée, accompagnant jusqu’à la fin le céleste cantique ; mais à partir de ce moment elles vont demeurer muettes, et leur silence durant de longues heures va faire planer sur la cité une impression de terreur et d’abandon. La sainte Église, en nous sevrant ainsi du grave et mélodieux accent de ces voix aériennes, qui chaque jour parcourent les airs et vont jusqu’à notre cœur, veut nous faire sentir que ce monde, témoin des souffrances et de la mort de son divin Auteur, a perdu toute mélodie, qu’il est devenu morne et désert ; et joignant un souvenir plus précis à cette impression générale, elle nous rappelle que les Apôtres, qui sont la voix éclatante du Christ, et sont figurés par les cloches dont le son appelle les fidèles à la maison de Dieu, se sont enfuis et ont laissé leur Maître en proie à ses ennemis.

Le Sacrifice poursuit son cours ; mais au moment où le Prêtre élève l’Hostie sainte et le Calice du salut, la cloche reste déjà dans son silence, et rien n’annonce plus au dehors du temple l’arrivée du Fils de Dieu. La communion générale est proche, et le Prêtre ne donne pas le baiser de paix au Diacre, qui, selon la tradition apostolique, doit le transmettre aux communiants par le Sous-Diacre. La pensée se reporte alors sur l’infâme Judas, qui, aujourd’hui même, a profané le signe de l’amitié, et en a fait l’instrument du meurtre. C’est pour cela que l’Église, en exécration du traître, et comme si elle craignait de renouveler un si fatal souvenir en un tel moment, s’abstient aujourd’hui de ce témoignage de la fraternité chrétienne qui fait partie essentielle des rites delà Messe solennelle.

Mais un rite non moins insolite s’est accompli à l’autel, dans l’action même du Sacrifice. Le Prêtre a consacré deux hosties, et, après en avoir consommé une, il a réservé l’autre, et l’a placée dans un calice qu’il a soigneusement enveloppé. C’est que l’Église a résolu d’interrompre demain le cours du Sacrifice perpétuel dont l’offrande sanctifie chaque journée. Telle est l’impression que lui fait éprouver ce cruel anniversaire, qu’elle n’osera renouveler sur l’autel, en ce jour terrible, l’immolation qui eut lieu sur le Calvaire. Elle restera sous le coup de ses souvenirs, et se contentera de participer au Sacrifice d’aujourd’hui, dont elle aura réservé une seconde hostie. Ce rite s’appelle la Messe des Présanctifiés, parce que le Prêtre n’y consacre pas, mais consomme seulement l’hostie consacrée le jour précédent. Autrefois, comme nous le dirons plus tard, la journée du Samedi saint se passait aussi sans qu’on offrît le saint Sacrifice ; mais on n’y célébrait pas, comme le Vendredi, la Messe des Présanctifiés.

Toutefois, si l’Église suspend durant quelques heures l’offrande du Sacrifice éternel, elle ne veut pas cependant que son divin Époux y perde quelque chose des hommages qui lui sont dus dans le Sacrement de son amour. La piété catholique a trouvé le moyen de transformer en un triomphe pour l’auguste Eucharistie ces instants où l’Hostie sainte semble devenue inaccessible à notre indignité. Elle prépare dans chaque temple un reposoir pompeux. C’est là qu’après la Messe d’aujourd’hui l’Église transportera le corps de son Époux ; et bien qu’il y doive reposer sous des voiles, ses fidèles l’assiégeront de leurs vœux et de leurs adorations. Tous viendront honorer le repos de l’Homme-Dieu ; « là où sera le corps, les aigles s’assembleront [21] » ; et de tous les points du monde catholique un concert de prières vives et plus affectueuses qu’en tout autre temps de l’année, se dirigera vers Jésus, comme une heureuse compensation des outrages qu’il reçut en ces mêmes heures de la part des Juifs. Près de ce tombeau anticipé se réuniront et les âmes ferventes en qui Jésus vit déjà, et les pécheurs convertis par la grâce et déjà en voie de réconciliation.

A Rome, la Station est dans la Basilique de Latran. La grandeur de ce jour, la réconciliation des Pénitents, la consécration du Chrême, ne demandaient pas moins que cette métropole de la ville et du monde. De nos jours cependant, la fonction papale a lieu au palais du Vatican, et ainsi que nous l’avons dit plus haut, la bénédiction apostolique est donnée par le Pontife Romain, à la loggia de la Basilique de Saint-Pierre.

Dans l’Introït, l’Église se sert des paroles de saint Paul pour glorifier la Croix de Jésus-Christ ; elle célèbre avec effusion ce divin Rédempteur qui, en mourant pour nous, a été notre salut ; qui, par son Pain céleste, est la vie de nos âmes, et, par sa Résurrection, l’auteur de la nôtre.

Dans la Collecte, l’Église nous remet sous les yeux le sort si différent de Judas et du bon larron : tous deux coupables, mais l’un condamné, tandis que l’autre est pardonné. Elle demande pour nous au Seigneur que la Passion de son Fils, dans le cours de laquelle s’accomplissent cette justice et cette miséricorde, soit pour nous la rémission des péchés et la source de la grâce.

ÉPÎTRE.

Le grand Apôtre, après avoir repris les chrétiens de Corinthe des abus auxquels donnaient lieu ces repas nommés Agapes, que l’esprit de fraternité avait fait instituer, et qui ne tardèrent pas à être abolis, raconte la dernière Cène du Sauveur. Il appuie son récit, conforme en tout à celui des Évangélistes, sur le propre témoignage du Sauveur lui-même, qui daigna lui apparaître et l’instruire en personne après sa conversion. L’Apôtre insiste sur le pouvoir que le Sauveur donna à ses disciples de renouveler l’action qu’il venait de faire, et il nous enseigne en particulier que chaque fois que le Prêtre consacre le corps et le sang de Jésus-Christ, « il annonce la mort du Seigneur », exprimant par ces paroles l’unité de sacrifice sur la croix et sur l’autel. Nous avons expliqué cette doctrine fondamentale de la sainte Eucharistie au chapitre VI, en tête de ce volume. La conséquence d’un tel enseignement est facile à déduire. L’Apôtre nous la propose lui-même : « Que l’homme donc s’éprouve, dit-il, et qu’ensuite il mange de ce pain et boive de ce calice. » En effet, pour être initié d’une manière si intime au sublime mystère de la Rédemption, pour contracter une telle union avec la divine Victime, nous devons bannir de nous tout ce qui est du péché et de l’affection au péché. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui », dit le Sauveur. Se peut-il rien de plus intime ? Dieu devient l’homme, et l’homme devient Dieu, dans cet heureux moment. Avec quel soin devons-nous purifier notre âme, unir notre volonté à celle de Jésus, avant de nous asseoir à cette table qu’il a dressée pour nous, à laquelle il nous convie ! Demandons-lui de nous préparer lui-même, comme il prépara ses Apôtres, en leur lavant les pieds. Il le fera aujourd’hui et toujours, si nous savons nous prêter à sa grâce et à son amour.

Le Graduel est formé de ces belles paroles que l’Église répète à chaque instant durant ces trois jours, et dans lesquelles saint Paul ranime notre reconnaissance envers le Fils de Dieu qui s’est livré pour nous.

ÉVANGILE.

L’action du Sauveur lavant les pieds à ses disciples avant de les admettre à la participation de son divin mystère, renferme une leçon pour nous. Tout à l’heure l’Apôtre nous disait : « Que l’homme s’éprouve lui-même » ; Jésus dit à ses disciples : « Pour vous, vous êtes purs ». Il est vrai qu’il ajoute : « mais non pas tous ». De même l’Apôtre nous dit « qu’il en est qui se rendent coupables du corps et du sang du Seigneur ». Craignons le sort de ceux-là, et éprouvons-nous nous-mêmes ; sondons notre conscience avant d’approcher de la table sacrée. Le péché mortel, l’affection au péché mortel, transformeraient pour nous en poison l’aliment qui donne la vie à l’âme.

Mais si nous devons respecter assez la table du Seigneur, pour ne pas nous y présenter avec la souillure qui fait perdre à l’âme la ressemblance de Dieu et lui donne les traits hideux de Satan, nous devons aussi, par respect pour la sainteté divine qui va descendre en nous, purifier les taches légères qui la blesseraient. « Celui qui est déjà lavé, dit le Seigneur, n’a besoin que de laver ses pieds. » Les pieds sont les attaches terrestres dans lesquelles nous sommes si souvent exposés à pécher. Veillons sur nos sens, sur les mouvements de notre âme. Purifions ces taches par une confession sincère, par la pénitence, par le regret et l’humiliation ; afin que le divin Sacrement, entrant en nous, soit reçu dignement, et qu’il opère dans toute la plénitude de sa vertu.

Dans l’Antienne de l’Offertoire, le chrétien fidèle, appuyé sur la parole du Christ qui lui a promis le Pain de vie, se livre à la joie. Il rend grâces pour cet aliment divin qui sauve de la mort ceux qui s’en nourrissent.

L’Église, dans la Secrète, rappelle au Père céleste que c’est aujourd’hui même qu’a été institue l’auguste Sacrifice qu’elle célèbre en ce moment.

Le Prêtre, après avoir communié sous les deux espèces, et placé dans un calice l’Hostie réservée pour le lendemain, distribue au clergé la sainte Eucharistie ; et lorsque les fidèles l’ont reçue à leur tour, le chœur chante l’Antienne suivante qui rappelle le mystère du lavement des pieds :

La sainte Église demande pour nous, dans la Postcommunion, que nous conservions jusque dans l’éternité le don qui vient de nous être confère.

La Messe étant terminée, une Procession solennelle se dirige vers le lieu où doit reposer l’Hostie sainte, qui sera consommée demain. Le célébrant la porte sous le dais, comme à la fête du très saint Sacrement ; mais aujourd’hui le corps sacré du Rédempteur contenu dans le calice est voilé, et non entouré de rayons comme au jour de ses triomphes. Adorons ce divin Soleil de justice, dont nous saluâmes le lever avec tant d’allégresse ; il décline vers son couchant ; encore quelques heures, et sa lumière va s’éteindre. Les ombres alors couvriront la terre ; et ce ne sera que le troisième jour que nous le verrons reparaître tout brillant d’un éclat nouveau.

Pendant la marche vers le reposoir, le chœur chante le Pange, Lingua, l’Hymne du Saint-Sacrement si connue des fidèles.

Arrivé au lieu où doit être déposée l’Hostie sainte, le célébrant l’ayant encensée, le diacre prend le calice qui la contient et le renferme pour le soustraire à tous les regards. On prie quelques instants, et bientôt le cortège retourne au chœur en silence. Tout aussitôt commencent les Vêpres.

Aujourd’hui et demain, cet Office si solennel aux jours de fêtes a perdu sa pompe accoutumée. Les Psaumes y sont récités sans chant, sans même une inflexion. C’est l’Église veuve de son Époux s’enveloppant de son deuil comme d’un vêtement.

A VÊPRES.

Le premier Psaume (115) renferme une allusion au Calice du salut que le Rédempteur a préparé pour son Église, en répandant son propre sang, qu’il lui donne aujourd’hui pour breuvage.

Le deuxième Psaume (119) exprime la patience du Sauveur en butte aux calomnies de ses ennemis, et les angoisses de son exil sur la terre.

Dans le troisième Psaume (139), le Messie se plaint de la perfidie de Judas et des persécutions de la Synagogue ; il prédit la juste vengeance qui doit éclater

Le quatrième Psaume (140) nous montre le Sauveur élevant sa prière vers Dieu comme l’encens du soir, les bras étendus sur la croix. Ses os sont disloqués, il penche vers le tombeau ; mais il espère dans le secours promis.

Dans le cinquième Psaume (141), le Christ se plaint d’être abandonné de tous. Personne ne se déclare pour lui ; ses ennemis le tiennent, et ne le laisseront pas fuir. Il se tourne vers son Père, et lui demande de le tirer de la prison du tombeau où bientôt il va descendre.

LE DÉPOUILLEMENT DES AUTELS.

Les Vêpres étant terminées, le Célébrant reparaît assisté du Diacre et du Sous-Diacre, et se dirige vers l’autel majeur. Il y monte avec eux, et aidé de leur secours, il enlève les nappes qui couvrent et ornent la table sainte. Ce rite lugubre annonce que le Sacrifice est suspendu. L’autel doit demeurer nu et dépouillé, jusqu’à ce que l’offrande journalière puisse être de nouveau présentée à la Majesté divine ; mais il faut pour cela que l’Époux de la sainte Église, vainqueur de la mort, s’élance vivant du sein de la tombe. En ce moment, il est aux mains des Juifs qui vont le dépouiller de ses vêlements, comme nous dépouillons son autel. Il va être exposé nu aux outrages de tout un peuple : c’est pourquoi l’Église a choisi pour accompagner cette triste cérémonie le Psaume XXIe, dans lequel le Messie expose d’une manière si frappante l’action des soldats romains qui, au pied de sa croix, partagent ses dépouilles.

Après avoir dépouillé l’autel majeur, le Célébrant se rend aux autres autels de l’église, et enlève pareillement les nappes qui les couvraient. L’image de la désolation est partout. Le saint tabernacle lui-même a perdu son hôte divin. Le ciboire, dans lequel est réservée la divine hostie pour le viatique des mourants, a été transporté au reposoir, près du calice qui contient le corps du Seigneur. Tout est muet, tout est glacé dans le saint temple. La majesté de notre Dieu s’est retirée dans le sanctuaire écarté où repose la Victime universelle ; et on n’approche de cet asile mystérieux qu’avec le silence du respect et de la componction.

L’après-midi, en quelques églises, selon un usage antique, le Prêtre vient laver les autels dépouillés avec du vin et de l’eau, qu’il étend au moyen de quelques branches d’hysope réunies en faisceau. Cette coutume, qui s’observe encore dans la Basilique de Saint-Pierre, au Vatican, et qui a cessé presque partout, est, selon le témoignage de saint Isidore de Séville [22], et de saint Eloi, évêque de Noyon [23], un hommage rendu au Christ, en retour de l’humilité qu’il a daigné faire paraître en lavant aujourd’hui les pieds de ses disciples.

LE LAVEMENT DES PIEDS.

Le Sauveur, aujourd’hui, après avoir lavé les pieds à ses disciples, leur a dit : « Savez-vous « ce que je vous ai fait ? Vous m’appelez Maître et « Seigneur, et vous dites bien ; car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi Maître et Seigneur, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres ; car je vous ai donné l’exemple, afin que, comme je vous ai fait, vous fassiez « aussi. » L’ Église a recueilli et mis en pratique cette parole ; et quoique le précepte qu’elle contient n’ait pas d’autre portée obligatoire que de nous astreindre, par l’exemple même de l’Homme-Dieu, aux procédés de la charité fraternelle, dans tous les siècles on a vu les chrétiens suivre cet exemple à la lettre, et se laver les pieds les uns aux autres.

A l’origine du christianisme, cette action d’humble charité était fréquente ; saint Paul, énumérant les qualités de la veuve chrétienne, recommande à Timothée d’observer si elle a été empressée « à laver les pieds des saints [24] », c’est-à-dire des fidèles. Nous voyons, en effet, cette pieuse pratique en usage au temps des martyrs, et même plus tard, dans les siècles de la paix. Les Actes des Saints des six premiers siècles, les Homélies et les traités des Pères y font mille allusions Dans la suite, la charité se refroidit, et le lavement des pieds tendit à n’être plus qu’une pratique pour les monastères. Toutefois de grands exemples étaient donnés de temps en temps, et jusque sur le trône, comme pour empêcher la prescription que l’orgueil humain cherchait à établir contre l’exemple du Rédempteur. La France vit son pieux roi Robert, et plus tard son incomparable saint Louis, laver avec délices les pieds des pauvres. De saintes princesses, une Marguerite d’Écosse, une Élisabeth de Hongrie et tant d’autres, tinrent à honneur d’imiter à la lettre l’action du Christ. Enfin l’Église, qui ne peut rien laisser perdre des traditions que lui a recommandées celui qui est son Chef et son Époux, a voulu que du moins une fois dans l’année la représentation de l’humilité sublime du Sauveur envers ses serviteurs fût mise sous les yeux des fidèles. Elle veut que, dans chaque église importante, le Prélat, ou le supérieur, honore les abaissements du Fils de Dieu, en accomplissant le rite touchant du lavement des pieds. Le Pontife suprême donne aujourd’hui, comme il convient, l’exemple à toute l’Église, dans le palais du Vatican ; et son action est répétée, par ses frères les Évêques, dans le monde entier ; bien plus, dans les cours catholiques, on voit les rois et les reines s’agenouiller aux pieds de leurs sujets, leur laver humblement les pieds, et les combler de pieuses largesses.

Douze pauvres sont ordinairement choisis pour représenter, en cette occasion, les douze Apôtres ; mais le Pontife Romain lave les pieds à treize prêtres de treize nations différentes : ce qui a porté la sainte Église, dans son Cérémonial, à exiger ce nombre pour la fonction du lavement des pieds dans les Églises cathédrales. Cet usage a été diversement interprété. Les uns y ont vu l’intention de représenter le nombre parfait du Collège Apostolique, qui est de treize : le traître Judas ayant été remplacé par saint Mathias, et une disposition extraordinaire du Christ ayant adjoint saint Paul aux Apôtres antérieurement choisis. D’autres sont plus fondés à dire, avec le savant pape Benoit XIV [25], qu’il faut aller chercher la raison de ce nombre dans un fait de la vie de saint Grégoire le Grand, dont Rome a voulu conserver le touchant souvenir. Cet illustre Pontife lavait chaque jour les pieds à douze pauvres qu’il admettait ensuite à sa table. Un jour, un treizième pauvre se trouva mêlé avec les autres, sans que personne l’eût vu entrer ; ce personnage était un Ange que Dieu avait envoyé afin qu’il témoignât, par sa miraculeuse présence, combien était agréable au ciel la charité de Grégoire.

La cérémonie du lavement des pieds, qui est aussi appelée le Mandatum, à cause du premier mot de l’Antienne que l’on chante à cette fonction, commence par la lecture de l’Évangile de la Messe du Jeudi saint. Après cet Évangile, où est racontée l’action du Sauveur, le Célébrant se dépouille du pluvial ; on le ceint ensuite d’un linge, et il se dirige vers ceux dont il doit laver les pieds. Il s’agenouille devant chacun d’eux, et baise le pied après l’avoir lavé Pendant ce temps-là, le Chœur chante les Antiennes prévues.

Après ces Antiennes, on chante le Cantique Ubi Caritas, qui est une exhortation touchante à la charité fraternelle dont le lavement des pieds est le symbole.

Le Célébrant, s’étant revêtu de nouveau du pluvial, conclut la fonction par la prière suivante : « Recevez favorablement, Seigneur, les humbles devoirs que nous vous rendons ; et puisque vous n’a pas dédaigné délaver vous-même les pieds de vos disciples, ne méprisez pas cette œuvre de vos mains dont vous nous avez imposé l’imitation ; afin qu’après avoir lavé nous-mêmes les taches extérieures de nos corps, nous ayons le bonheur d’être purifies par vous des souillures intérieures de nos péchés. Accordez-nous cette grâce, vous qui, étant Dieu, vivez et régnez dans les siècles des siècles. Amen. »

LE SOIR.

Judas est sorti de la salle, et il s’est dirigé, à la faveur des ténèbres, vers les ennemis du Sauveur. Jésus, s’adressant alors à ses Apôtres fidèles, a dit : « C’est maintenant que le Fils de l’homme va être glorifié [26] ». Il parlait de la gloire qui devait suivre sa Passion ; mais cette douloureuse Passion commençait déjà, et la trahison de Judas en était le premier acte. Cependant les Apôtres, oubliant trop la tristesse dont ils avaient été saisis, lorsque Jésus leur avait annoncé que l’un d’eux devait le trahir, se laissèrent aller à une contestation. Ils disputaient pour savoir qui d’entre eux était le plus grand. Ils se souvenaient des paroles que Jésus avait adressées à Pierre, lorsqu’il le créa fondement de son Église ; ils venaient devoir leur Maître lui laver les pieds avant tous les autres ; mais la familiarité de Jean avec Jésus, durant la Cène, les avait frappés ; et ils se demandaient si enfin le suprême honneur ne serait pas pour celui qui semblait être le plus aimé.

Jésus met fin à ce débat en donnant à ces futurs Pasteurs des peuples une leçon d’humilité. Il y aura parmi eux un Chef ; mais « celui de vous, dit-il, qui est le plus grand, doit être comme le moindre, et celui qui gouverne, comme celui qui sert. Ne suis-je pas moi-même au milieu de vous comme celui qui sert [27] ? » Puis, s’adressant à Pierre : « Simon, Simon, lui dit-il, Satan vous a demandés pour vous cribler comme le froment ; mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas ; et toi, quand tu seras converti, confirme tes frères [28]. » Ce dernier entretien est comme le testament du Sauveur ; il pourvoit au sort de son Église, avant delà quitter. Les Apôtres seront les frères de Pierre ; mais Pierre sera leur Chef. Cette qualité sublime sera relevée en lui par l’humilité ; il sera le « serviteur des serviteurs de Dieu ». Le collège apostolique aurait tout à craindre de la fureur de l’enfer ; mais Pierre seul suffira à confirmer dans la foi ses frères. Son enseignement sera toujours conforme à la vérité divine, toujours infaillible ; Jésus a prié pour qu’il en soit ainsi. Cette prière est toute-puissante, et par elle l’Église, toujours docile à la voix de Pierre, gardera à jamais la doctrine du Fils de Dieu.

Jésus, après avoir ainsi assuré l’avenir de son Église par ces paroles qu’il adressait à Pierre, leur dit à tous avec une incomparable tendresse : « Mes petits enfants, je suis encore avec vous un peu de temps. Aimez-vous les uns les autres. On connaîtra que vous êtes mes disciples à l’amour que vous vous porterez mutuellement. » Pierre lui dit : « Seigneur, où allez-vous ? — Tu ne peux maintenant me suivre où je vais, répondit Jésus ; mais tu me suivras plus tard. — Et pourquoi, dit Pierre, ne vous suivrais-je pas dès cette heure ? Je donnerais ma vie pour vous. —Tu donnerais ta vie pour moi ! répondit Jésus. En vérité, en vérité ; je te le dis : le coq ne chantera pas que tu ne m’aies renié trois fois [29]. » L’amour de Pierre pour Jésus était trop humain ; car il n’était pas fondé sur l’humilité. La présomption vient de l’orgueil ; elle ne sert qu’à préparer nos chutes. Afin de disposer Pierre à son ministère d’indulgence, et aussi pour nous donner à tous une leçon utile, Dieu permit que celui qui devait bientôt devenir le prince des Apôtres tombât dans une faute aussi honteuse qu’elle était grave. Mais recueillons encore quelques traits dans les paroles si pénétrantes de notre Sauveur, à ce moment d’adieu.

« Je suis, dit-il encore, la Voie, la Vérité et la Vie. Si vous m’aimez, gardez mes commandements. Je prierai mon Père, et il vous enverra un autre consolateur qui restera avec vous toujours. Je ne vous laisserai point orphelins, je reviendrai vers vous. Je vous laisse la paix ; je vous donne ma paix ; je ne vous donne pas une paix comme celle que donne le monde. Que votre cœur ne se trouble donc pas ; qu’il ne craigne rien. Si vous m’aimez, vous vous réjouirez de ce que je vais à mon Père. Je n’ai plus que peu de temps à vous parler ; car voici le prince de ce monde qui approche ; il n’a rien pour lui en moi. Mais afin que le monde sache que j’aime mon Père, et que je fais ce qu’il me commande, levez-vous ; sortons d’ici [30]. » Les disciples émus se levèrent ; on récita l’hymne d’action de grâces, et Jésus, toujours accompagné de ses Apôtres, se dirigea vers le mont des Oliviers.

Durant le trajet, le Sauveur continue ses divins épanchements, et la rencontre d’une vigne lui fournit occasion d’en tirer une précieuse comparaison qui nous apprend la relation que la grâce divine établit entre lui et nos âmes. « Je suis, dit-il, la vraie vigne, et mon Père est le vigneron. Toute branche qui ne porte point de fruit en moi, il la retranchera ; et toute branche qui en portera, il la taillera, afin qu’elle en porte davantage. Demeurez en moi, et moi en vous. Comme la branche ne peut porter de fruit qu’autant qu’elle adhère au cep, ainsi vous n’en pouvez n’en porter qu’autant que vous demeurez en moi. Je suis le cep, et vous êtes les branches ; celui qui demeure en moi et moi en lui, porte beaucoup de fruit ; car sans moi vous ne pouvez rien faire. Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il sera retranché comme une branche, et se desséchera ; on le ramassera, on le jettera au feu, et il brûlera. Ce n’est pas vous qui m’avez choisi : c’est moi qui vous ai choisis, et je vous ai établis afin que vous alliez, et que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure [31]. »

Il leur parla ensuite des persécutions qui les attendaient, et de la haine que le monde aurait pour eux. Il renouvela la promesse qu’il leur avait faite de leur envoyer son Esprit consolateur, et leur dit qu’il était avantageux pour eux qu’il les quittât ; mais qu’ils obtiendraient tout en le demandant au Père en son nom. « Le Père, ajouta-t-il, vous aime, parce que vous m’aimez et que vous croyez que je suis sorti de Dieu. Je suis sorti du Père, et je suis venu dans le monde ; maintenant je quitte le monde, et je m’en retourne à mon Père. » Les disciples lui dirent : « Nous connaissons maintenant que vous savez toutes choses, et que vous n’avez pas besoin que l’on vous interroge ; c’est pour cela que nous croyons que vous êtes sorti de Dieu. — Vous croyez maintenant ? leur répondit Jésus ; voici l’heure cependant où vous allez vous disperser tous, et vous me laisserez seul [32]. Vous serez tous scandalisés cette nuit à mon sujet ; car il est écrit : Je frapperai le pasteur, et les brebis seront dispersées ; mais lorsque je serai ressuscité, j’irai devant vous en Galilée [33]. »

Pierre essaya de protester de sa fidélité qui, disait-il, serait plus grande encore que celle des autres. Il en eût dû être ainsi, puisqu’il était de la part de son Maître l’objet d’une distinction particulière ; mais Jésus répéta l’humiliante prédiction qu’il avait faite à cet Apôtre ; puis élevant les yeux au ciel avec un calme tout divin, il dit : « Mon Père, l’heure est venue ; glorifiez votre Fils, afin qu’il vous glorifie. J’ai consommé l’ouvrage que vous m’aviez donné à faire ; j’ai manifesté votre nom aux hommes que vous m’avez donnés. Ils savent maintenant que je suis sorti de vous ; maintenant ils croient véritablement que c’est vous qui m’avez envoyé. Je prie pour eux ; mais je ne prie pas pour le monde. Déjà je ne suis plus dans le monde ; je viens à vous ; mais eux, ils restent dans le monde. Père saint, conservez en votre nom ceux que vous m’avez donnés, afin qu’ils soient un, comme nous sommes un. Pendant que j’étais avec eux, je les conservais en votre nom ; j’ai conserve ceux que vous m’aviez donnés, et aucun d’eux n’a péri, si ce n’est le fils de perdition, afin que l’Écriture fût accomplie. Je leur ai donné votre parole ; et le monde les a haïs, parce qu’ils ne sont pas du monde, comme moi aussi je ne lui appartiens pas. Je ne vous prie pas cependant de les ôter du monde, mais de les garder du mal. Je ne prie pas pour eux seulement, mais aussi pour ceux qui doivent croire en moi par leur parole : afin que tous ils soient un, comme vous, mon Père, êtes en moi, et moi en vous ; afin que le monde croie que vous m’avez envoyé. O Père, je veux que là où je suis, ceux que vous m’avez donnés y soient aussi avec moi ; et qu’ils voient la gloire que vous m’avez donnée, parce que vous m’aimiez déjà avant que le monde fût créé. Père juste, le monde ne vous a point connu ; mais moi je vous ai connu ; et ceux-ci savent que vous m’avez envoyé. Et je leur ai manifesté votre nom, et je le leur manifesterai encore, afin que l’amour dont vous m’avez aimé soit en eux, et moi en eux [34]. »

Tels étaient les élans d’amour qui s’échappaient du cœur de Jésus, lorsqu’il traversait le torrent de Cédron, et gravissait avec ses disciples la montagne des Oliviers. Arrivé au lieu nommé Gethsémani, il entre dans un jardin, où souvent il avait conduit ses Apôtres pour s’y reposer avec eux. A ce moment, un saisissement douloureux s’empare de son âme ; sa nature humaine éprouve comme une suspension de cette béatitude que lui procurait l’union avec la divinité. Elle sera soutenue intérieurement jusqu’à l’entier accomplissement du sacrifice, mais elle portera tout le fardeau qu’elle peut porter. Jésus se sent pressé de se retirer à l’écart ; dans son abattement, il veut fuir les regards de ses disciples. Il ne prend avec lui que Pierre, Jacques et Jean, témoins naguère de sa glorieuse transfiguration. Seront-ils plus fermes que les autres en face de l’humiliation de leur Maître ? Les paroles qu’il leur adresse montrent assez quelle révolution subite vient de s’accomplir dans son âme. Lui dont le langage était si calme tout à l’heure, dont les traits étaient si sereins, la voix si affectueuse, voici maintenant qu’il leur dit : « Mon âme est triste jusqu’à la mort ; restez ici et veillez avec moi [35]. »

Il les quitte, et se dirige vers une grotte située à un jet de pierre, et qui conserve encore aujourd’hui la mémoire de la terrible scène dont elle fut témoin. Là Jésus se prosterne la face contre terre, et s’écrie : « Mon Père, tout vous est possible ; éloignez de moi ce calice ; néanmoins que votre volonté se fasse, et non la mienne [36]. » En même temps une sueur de sang s’échappait de ses membres et baignait la terre. Ce n’était plus un abattement, un saisissement : c’était une agonie. Alors Dieu envoie un secours à cette nature expirante, et c’est un Ange qu’il charge de la soutenir. Jésus est traité comme un homme ; et son humanité, toute brisée qu’elle est, doit, sans autre aide sensible que celle qu’il reçoit de cet Ange que la tradition nous dit avoir été Gabriel, se relever et accepter de nouveau le calice qui lui est préparé. Et pourtant, quel calice que celui qu’il va boire ! Toutes les douleurs de l’âme et du corps, avec tous les brisements du cœur ; les péchés de l’humanité tout entière devenus les siens et criant vengeance contre lui ; l’ingratitude des hommes qui rendra inutile pour beaucoup le sacrifice qu’il va offrir. Il faut que Jésus accepte toutes ces amertumes, en ce moment où il semble, pour ainsi dire, réduit a la nature humaine ; mais la vertu de la divinité qui est en lui le soutient, sans lui épargner aucune angoisse. Il commence sa prière en demandant de ne pas boire le calice ; il la termine en assurant son Père qu’il n’a point d’autre volonté que la sienne. Jésus se lève donc, laissant sur la terre les traces sanglantes de la sueur que la violence de son agonie a fait couler de ses membres ; ce ne sont là cependant que les prémices de ce sang rédempteur qui est notre rançon. Il va vers ses trois disciples et les trouve endormis. « Quoi ! leur dit-il, vous n’avez pu veiller une heure avec moi [37] ? »

L’abandon des siens commence déjà pour lui. Il retourne deux fois encore à la grotte, où il fait la même prière désolée et soumise ; deux fois il en revient, et c’est pour rencontrer toujours la même insensibilité dans ces hommes qu’il avait choisis pour veiller près de lui. « Dormez donc, leur dit-il, et reposez-vous ; voilà l’heure où le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs. » Puis, ranimant toutes ses forces avec un courage sublime : « Levez-vous, dit-il ; marchons, celui qui me trahit est près d’ici [38]. »

Il parlait encore, et tout à coup le jardin est envahi par une troupe de gens armés, portant des flambeaux et conduits par Judas. La trahison se consomme par la profanation du signe de l’amitié. « Judas ! Tu trahis le Fils de l’homme par un baiser [39] ! » Paroles si vives et si touchantes qu’elles auraient dû abattre ce malheureux aux pieds de son Maître ; mais il n’était plus temps. Le lâche n’eût pas ose braver la soldatesque qu’il avait amenée. Mais les gens du grand-prêtre ne mettront pas la main sur Jésus qu’il ne l’ait permis. Déjà une seule parole sortie de sa bouche les a renversés par terre ; Jésus permet qu’ils se relèvent ; puis il leur dit avec la majesté d’un roi : « Si c’est moi que vous cherchez, laissez ceux-ci se retirer. Vous êtes venus avec des armes pour me saisir, moi qui tous ces jours me tenais dans le Temple sans que vous ayez tenté de m’arrêter ; mais c’est maintenant votre heure et le règne des ténèbres. » Et se tournant vers Pierre qui avait tiré l’épée : « Est-ce que je ne pourrais pas, si je le voulais, prier mon Père qui m’enverrait aussitôt plus de douze légions d’Anges ? Mais alors comment s’accompliraient les Écritures [40] ? »

Après ces paroles, Jésus se laisse emmener. C’est alors que les Apôtres, découragés et saisis de frayeur, se dispersent ; et pas un ne s’attache aux pas de son Maître, si ce n’est Pierre qui suivait de loin, avec un autre disciple. La vile soldatesque qui entraînait Jésus lui faisait parcourir cette même route qu’il avait suivie le dimanche précédent, lorsque le peuple vint au-devant de lui avec des palmes et des branches d’olivier. On traversa le torrent de Cédron ; et la tradition de l’Église de Jérusalem porte que les soldats y précipitèrent le Sauveur qu’ils traînaient avec brutalité. Ainsi s’accomplissait la prédiction de David sur le Messie : « Il boira en passant de l’eau du torrent [41] ».

Cependant on est arrivé sous les remparts de Jérusalem. La porte s’ouvre devant le divin prisonnier ; mais la ville, enveloppée des ombres de la nuit, ignore encore l’attentat qui vient de s’accomplir. C’est demain seulement qu’elle apprendra, au lever du jour, que Jésus de Nazareth, le grand Prophète, est tombé entre les mains des princes des prêtres et des pharisiens. La nuit est avancée ; cependant le soleil tardera longtemps encore à paraître. Les ennemis de Jésus ont projeté de le livrer dans la matinée au gouverneur Ponce-Pilate, comme un perturbateur de la tranquillité publique ; mais en attendant ils veulent le juger et le condamner comme un coupable en matière religieuse. Leur tribunal a le droit de connaître des causes de cette nature, bien que ses sentences ne puissent pas s’élever jusqu’à la peine capitale.

On conduit donc Jésus chez Anne, beau-père du grand-prêtre Caïphe, où, selon les dispositions qui avaient été prises, devait avoir lieu un premier interrogatoire. Ces hommes de sang avaient passé la nuit sans prendre aucun repos. Depuis le départ de leurs gardes pour le jardin des Oliviers, ils avaient compté les moments, incertains qu’ils étaient de l’issue du complot ; on leur amène enfin leur proie ; leurs désirs cruels vont être satisfaits.

Suspendons ce récit douloureux, pour le reprendre demain, lorsque la marche du temps aura ramené les heures auxquelles s’opérèrent les augustes mystères qui sont pour nous instruction et salut. Cette journée est assez remplie des bienfaits de notre Sauveur : il nous a donné sa chair pour nourriture ; il a institué le sacerdoce nouveau ; son cœur s’est ouvert pour nous dans les plus tendres épanchements. Nous l’avons vu aux prises avec la faiblesse humaine, en face du calice de sa Passion, triompher de lui-même pour nous sauver. Maintenant le voilà trahi, enchaîné, conduit captif dans la ville sainte, pour y consommer son sacrifice. Adorons et aimons ce Fils de Dieu, qui pouvait, par la moindre de ces humiliations, nous sauver tous, et qui n’est encore qu’au début du grand acte de dévouement que son amour pour nous lui a fait accepter.

Nous plaçons ici cette belle Préface du Missel gothique des Églises d’Espagne, qui a pour objet l’un des mystères de cette sainte journée.

ILLATION.
Dignum et justum est : nos tibi, Domine sancte, Pater omnipotens, gratias agere : et Jesu Christo Filio tuo. Cujus nos humanitas colligit : humilitas erigit : traditio solvit : pœna redimit : crux salvificat : sanguis emaculat : caro saginat. Qui seipsum pro nobis hodie tradidit ; et culpæ nostræ vincula relaxavit. Qui ad commendandam fidelibus bonitatis suas, humilitatisque magnificentiam, etiam traditoris sui non dedignatus est pedes abluere : cujus jam manus prævidebat in scelere. Sed quid mirum si, dum ministerium formas servilis voluntariæ morti vicinus adimplet, posuit vestimenta sua : qui cum in forma Dei esset, semetipsum exinanivit ? Quid mirum, si præcinxit se linteo : qui formam servi accipiens, habitu est inventus ut homo ? Quid mirum si misit aquam in pelvim, unde lavaret pedes discipulorum : qui in terra sanguinem suum fudit, quo immunditias dilueret peccatorum ? Quid mirum, si linteo quo erat præcinctus, pedes quos laverat tersit : qui carne qua erat indutus evangehstarum vestigia confirmavit ? Et linteo quidem ut se præcingeret, posuit vestimenta quæ habebat : ut autem formam servi acciperet, quando semetipsum exinanivit, non quod habebat deposuit, sed quod non habebat accepit. Crucifigendus sane suis expoliatus est vestimentis : et mortuus involutus est linteis : et tota illa ejus passio credentium est facta purgatio. Passurus igitur exitia, præmisit obsequia : non solum eis pro quibus subiturus venerat mortem ; sed etiam illi qui fuerat traditurus illum ad mortem. Tanta quippe est humanæ humilitatis utilitas, ut eam suo commendaret exemplo divina sublimitas : Quia homo superbus in æternum periret, nisi illum Deus humilis inveniret. Ut qui periret superbia deceptoris, salvaretur humilitate piissimi redemptoris. Cui merito omnes Angeli et Archangeli non cessant clamare quotidie, una voce dicentes : Sanctus ! Sanctus ! Sanctus !Il est digne et juste, Seigneur saint, Père tout-puissant, que nous vous rendions grâces, à vous et à Jésus-Christ votre Fils, dont la bonté a recueilli notre misère, dont l’humilité a relève notre bassesse ; qui étant livré nous a dégagés, étant condamné nous a rachetés, étant crucifié nous a sauvés ! Son sang nous purifie, sa chair nous nourrit. C’est aujourd’hui qu’il s’est livré pour nous, aujourd’hui qu’il a délié les liens de nos péchés. Pour signaler sa bonté et son humilité sublime aux yeux de ses fidèles, il n’a pas dédaigné de laver les pieds du traître, dont il voyait déjà la main engagée dans le crime. Mais quoi d’étonnant si, la veille de sa mort, remplissant l’office d’un serviteur, il dépose ses vêtements, lui qui, étant dans la nature même de Dieu, avait daigné s’anéantir lui-même ? Quoi d’étonnant, si nous le voyons ceint d’un linge, lui qui, prenant la forme d’esclave, a paru dans la nature humaine ? Quoi d’étonnant s’il verse de l’eau dans un bassin pour laver les pieds de ses disciples, lui qui a répandu son sang sur la terre pour enlever les souillures des pécheurs ? Quoi d’étonnant si, avec le linge dont il était ceint, il essuya les pieds qu’il avait lavés, lui qui, revêtu de la chair, a affermi les pas de ceux qui devaient annoncer son Évangile ? Avant de s’entourer de ce linge, il déposa les vêtements qu’il avait ; lorsqu’il s’anéantit en prenant la nature d’esclave, il ne déposa pas ce qui était en lui, mais il prit ce qu’il n’avait pas. Quand on le crucifia, il fut dépouillé de ses vêtements ; mort, il fut enveloppé de linceuls ; et sa Passion tout entière a été la purification des croyants. Avant de souffrir la mort, il donna des marques de sa bonté, non seulement à ceux auxquels sa mort devait être utile, mais à celui même qui devait le livrer à la mort. Certes, l’humilité est utile à l’homme, puisque la majesté divine daigne la recommander par un tel exemple. L’homme superbe était perdu à jamais, si un Dieu humble ne se fût mis à sa recherche ; si celui qui avait péri en partageant l’orgueil de son séducteur, n’eût été sauvé par l’abaissement de son miséricordieux Rédempteur, à qui les Anges et les Archanges ne cessent de chanter tout d’une même voix : Saint ! Saint ! Saint !

Bhx Cardinal Schuster, Liber Sacramentorum

Station au Latran.

La basilique du Sauveur, près de laquelle, depuis le Ve siècle, les Souverains Pontifes établirent leur résidence ordinaire, réclame aujourd’hui l’honneur des rites par lesquels l’Église commence précisément en ce jour la solennité pascale. Autrefois, il y avait trois messes ; une le matin, pour la réconciliation des pénitents publics ; une autre pour la consécration des saintes Huiles destinées à l’onction des infirmes et au Baptême ; la troisième enfin, vers le soir, pour la commémoration de la Cène du Seigneur et la communion pascale. On comprend donc pourquoi au lieu de célébrer la station à Saint-Pierre, qui était alors en dehors de l’enceinte de la Ville, on la tenait, plus commodément, au Latran.

Actuellement, le rite est moins complexe, et la discipline de la pénitence publique étant tombée en désuétude, l’on consacre les saintes Huiles à la messe même de la communion pascale.

La triple synaxe que célébraient nos pères leur avait toutefois suggéré à eux-mêmes un prudent raccourcissement de la cérémonie, et nous apprenons par les documents du VIIIe siècle que la troisième messe commençait directement par la préface, les lectures, les psaumes et tout ce qui précède habituellement l’anaphore consécratoire étant omis. C’est pourquoi, dans notre missel, toute la première partie de la messe du jeudi saint manque d’éléments propres, et glane dans d’autres messes les morceaux qui la composent.

L’introït est celui du mardi précédent. Nous ne devons pas nous laisser effrayer par la seule appréhension de la croix. Elle est comme un remède, un peu amer au goût, mais qui donne à coup sûr la santé. L’Apôtre dit qu’en Jésus crucifié est salus, vita et resurrectio nostra. Il est la résurrection, parce que sa mort nous mérite la grâce de ressusciter du tombeau de nos péchés ; il est la vie, parce que c’est par égard pour lui que le Père éternel nous accorde l’Esprit Saint, qui est le principe vital de toute notre vie spirituelle ; il est le salut, parce que, au dire d’Isaïe, le sang de ses plaies et les meurtrissures de ses membres sillonnés par les fouets sont comme un baume contre les vices et les passions.

La collecte est la même que celle qui sera assignée demain après la première lecture. Elle touche de loin au mystère de la prédestination, rappelant qu’à l’occasion de la passion du Sauveur le larron obtint le salut, tandis que Judas désespéré courut au-devant de sa damnation. Le sort différent de ces deux personnages nous remplit d’une salutaire terreur et nous apprend que, pour arriver au salut, il ne suffit pas d’être simple spectateur ou d’avoir part, d’une manière quelconque, au rite de la passion du Sauveur, mais qu’il faut aussi renoncer au péché et à la vie passée naguère loin de Dieu, afin de ressusciter avec Jésus-Christ à une vie toute sainte et conforme à sa volonté.

Après la collecte vient la lecture d’un passage de la lettre de saint Paul aux Corinthiens (I, II, 20-32) sur l’institution du sacrement de l’Autel et sur les dispositions d’âme et de corps requises pour y participer dignement. Cette lecture a déjà été faite à l’office nocturne mais il convient de la répéter, car sa place naturelle est précisément à la messe du jeudi saint. A Corinthe, à l’occasion du banquet commun où, selon l’exemple du Sauveur et la toute première discipline apostolique, se consacrait alors l’Eucharistie, cet abus s’était introduit que les riches ne pensaient qu’à eux-mêmes et laissaient par derrière les pauvres et les retardataires. Cela, observe l’Apôtre, n’est plus la Cène du Seigneur, mais ressemble par trop à ces banquets en usage dans les confréries religieuses païennes qui avaient aussi des repas collectifs. Il s’agit moins de satisfaire aux besoins du corps que de conserver intacte la signification sacramentelle de la Cène où l’on célèbre en commun le sacrifice commémoratif de la mort du Seigneur et où l’on y participe ensemble. Que chacun donc scrute sa conscience, afin que le pain de vie, mangé indignement, ne devienne pas une cause de mort et de condamnation.

La messe est donc, selon l’enseignement de l’Apôtre, un véritable et propre sacrifice commémoratif de celui du Calvaire, c’est-à-dire de la mort du Seigneur. Nous devons par conséquent y prendre part avec une foi vive et avec reconnaissance, dans la mesure où nous voulons bénéficier des effets de la rédemption. Il appartient au rite du sacrifice qu’on y participe moyennant la manducation de la victime. Chez les anciens peuples, on entendait signifier par ce banquet final la relation intime existant entre la victime sacrifiée et les fidèles, au nom de qui elle était offerte à la divinité. La victime se substitue à celui qui l’offre, et, en conséquence, celui-ci mange une part de cette victime pour s’incorporer à elle qui, légalement, le représente. De plus, le banquet du sacrifice a un caractère sacré, et symbolise la réconciliation de la divinité avec l’homme, à ce point que l’un et l’autre s’assoient amicalement ensemble à table.

Dans la sainte messe, le prêtre doit nécessairement participer à la sainte victime moyennant la communion sacramentelle. Aux simples fidèles il suffit de s’y associer par la communion spirituelle ; mais il est dans l’esprit et dans les désirs ardents de l’Église qu’eux aussi, s’ils le peuvent, prennent part au Sacrifice, en recevant réellement la sainte communion « en mémoire de la mort du Seigneur ».

Le répons est tiré de saint Paul (Philip., II, 8-9) : « Pour nous le Christ s’est fait obéissant jusqu’à la mort et à la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a exalté, et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout autre nom. »

Le nom conféré par Dieu à Jésus est celui de Sauveur. A la différence des autres noms des créatures, celui de Jésus n’énonce pas simplement un vœu, mais réalise effectivement un programme de salut. Le Rédempteur apparaît Jésus dans toute la plénitude et l’extension de la signification du mot, quand, sur la croix, il verse son sang pour le rachat du genre humain.

La lecture de saint Jean rapporte le lavement des pieds, et n’étant guère en relation avec le mystère eucharistique, elle accuse son caractère d’addition postérieure. Primitivement cet épisode se lisait le mardi saint.

Jésus voulut laver les pieds de ses disciples, soit pour nous donner un exemple, et même un commandement, d’humilité réciproque, soit pour nous apprendre avec quelle souveraine pureté nous devons nous approcher de lui : « Qui sort du bain n’a besoin que de se laver les pieds. » Pour être digne de son amitié, il ne suffit pas d’avoir l’âme pure du péché mortel, mais il convient aussi de le détester en arrachant du cœur tout ce qui n’est pas Dieu.

La collecte d’introduction à l’anaphore a une saveur toute classique, et mérite d’être rapportée intégralement : « Nous vous prions, Seigneur très saint, Père tout-puissant, Dieu éternel, afin que vous soit rendu agréable notre sacrifice par Jésus votre Fils et notre Seigneur, qui, l’instituant lui-même aujourd’hui, prescrivit à ses disciples de l’offrir en sa mémoire. Lui qui vit et règne, etc. »

Dans l’anaphore consécratoire, selon ce que le pape Vigile écrivait à Profuturus de Braga, on insère en ce jour une phrase où l’on commémore la solennité de la Cène du Seigneur : « Célébrant le jour très saint où fut livré pour nous Jésus-Christ notre Seigneur ; étant unis en esprit et vénérant en premier lieu la mémoire de la glorieuse et toujours Vierge Marie, mère du même Dieu et notre Seigneur Jésus-Christ, ainsi que des bienheureux apôtres Pierre et Paul, etc. »

Dans la prière qu’Innocent Ier, écrivant à Decentius de Gubbio, appelait commendatio oblationis, on fait aussi mémoire, en ce jour, de la Cène du Seigneur : « ... Nous vous offrons cet hommage de notre dévotion, et aussi de celle de votre famille tout entière, au jour même où notre Seigneur confia à ses disciples la célébration du sacrement de son Corps et de son Sang ; aussi nous vous prions de l’accueillir avec miséricorde, d’établir nos temps dans votre paix, ordonnant que nous échappions à la damnation éternelle et que nous puissions faire partie du troupeau de vos élus. Par le même... »

« Cette oblation, nous vous en prions, ô Dieu, daignez la rendre en tout bénie, légitime, agréable, spirituelle et acceptable, afin qu’elle se change pour nous dans le Corps et dans le Sang de votre Fils bien-aimé notre Seigneur Jésus-Christ, qui, la veille du jour où il devait souffrir pour notre salut et celui de tous, c’est-à-dire aujourd’hui, prit le pain, etc. »

Avant la doxologie finale du canon (Per quem haec omnia), selon un très ancien rite déjà mentionné par les canons d’Hippolyte — qui toutefois nous le décrivent comme une cérémonie pouvant se répéter à chaque messe — l’évêque bénit l’huile pour les infirmes, renvoyant jusqu’après la communion la consécration du saint Chrême et de l’huile des catéchumènes.

L’antienne pour la communion est tirée du texte évangélique : « Seigneur, Seigneur, vous, me laver les pieds ? » etc. Non seulement le Seigneur veut nous laver les pieds, mais Il prépare le bain de la régénération dans son propre sang. Il nous y plongera tout entiers, et nous serons purifiés.

Après la communion on récite la prière suivante : « Maintenant que nous sommes restaurés par le pain de vie, nous vous demandons, ô Seigneur notre Dieu, que ce que nous célébrons moyennant la foi durant cette vie mortelle, nous puissions un jour en atteindre la réalité par le don de votre immortalité bienheureuse. Par notre Seigneur... »

Après la messe, on transporte à un autel, préparé dans ce but, les saintes Espèces eucharistiques pour la fonction de demain.

Au moyen âge, le Pape, ayant terminé le saint Sacrifice, se rendait dans la basilique de Saint-Laurent, appelée plus tard Sancta Sanctorum, où, ayant déposé la pænula, il lavait les pieds à douze sous-diacres ; pendant ce temps, les cardinaux, les diacres et la Schola chantaient les vêpres.

On faisait suivre cette cérémonie de larges distributions d’argent au haut et bas clergé de la Ville, comme cela se faisait alors à chaque solennité ; après quoi, le soir étant déjà venu, tout le monde allait dîner dans la basilique ou triclinium du pape Théodore, qui s’élevait non loin de l’oratoire de Saint-Sylvestre.

Le pardon aux pénitents, le chrême du Paraclet sur le front des baptisés, l’huile de consolation sur les membres des moribonds, la divine Eucharistie dans le cœur de tous les fidèles : que de mystères ineffables de miséricorde en ce jour de la Cène de Jésus, où Il épanche le trop-plein de son Cœur, et, quoique nous ayant toujours aimés, in finem dilexit, Il nous aima éperdument, jusqu’à la croix, jusqu’à la mort !

Nous empruntons à la liturgie grecque le texte suivant, relatif à la fête de ce jour : « Approchant tous avec crainte de la Table mystique, recevons le pain avec une âme pure et ne nous séparons pas du Seigneur, afin que nous voyions comment il lave les pieds des disciples et que nous fassions ainsi que nous aurons vu, soumis les uns aux autres, lavant les pieds les uns des autres. Car le Christ l’a ainsi commandé à ses disciples, mais Judas, le serviteur perfide, ne l’a pas entendu. »

Dom Pius Parsch, le Guide dans l’année liturgique

Les matines du Jeudi Saint. — Ce soir [42], nous célébrons le premier office de Ténèbres. Les matines du Jeudi Saint sont la première partie de la trilogie, le prologue du grand drame. La pensée dominante est : la Passion du Christ dans l’âme du Sauveur, dans ses causes et dans ses conséquences :
- a) Chez les Juifs, la mort de Jésus est désormais résolue ;
- b) Judas trahit son Maître ; on parle justement beaucoup de Judas, aujourd’hui ;
- c) L’agonie du jardin des Oliviers est la Passion complète de Jésus dans son âme et dans sa volonté ;
- d) L’institution de l’Eucharistie rend présente la Passion du Christ.

L’action se passe au soir du premier Jeudi-Saint. Cependant, il ne faut pas considérer cette action comme celle d’un drame ordinaire où l’on suit l’ordre du temps. Ici, les pensées jaillissent avec une liberté spontanée pour revenir toujours au même point. Les images de la Passion du Seigneur, même celles des jours suivants, apparaissent sans se préoccuper de l’ordre chronologique. C’est comme une mosaïque de prières dont l’unité est constituée par la Passion du Christ en général et les événements du soir du Jeudi Saint en particulier. Les psaumes. — D’ordinaire, pour les matines festivales, comme d’ailleurs pour les matines des deux jours suivants, on choisit les psaumes, c’est-à-dire que, dans le trésor des 150 psaumes, on prend ceux qui sont le plus adaptés aux pensées et aux sentiments de la fête. Ce n’est pas le cas dans les matines d’aujourd’hui ; mais on récite, à la suite, les psaumes 68 à 76 (les anciennes matines fériales allaient jusqu’au psaume 67 ; c’est pourquoi on commençait celles du jeudi par le psaume 68). Tous ces psaumes ne se rapportent pas aux pensées de la Passion. Cela donne à ces matines une faiblesse qui est peut-être voulue, car ces matines sont l’introduction de la trilogie. Mais cela fait qu’elles sont un peu moins intéressantes et, quand on n’est pas très habitué à la liturgie, on a de la peine à ramener les psaumes aux pensées du jour.

Les Lamentations ont déjà été examinées. Nous y entendons, sous la figure de Jérusalem, l’épouse infidèle, les plaintes de l’humanité coupable qui déplore la souillure du péché et le châtiment mérité. C’est ainsi que nous comprenons aujourd’hui le premier nocturne de ces trois jours. Dans l’office de prière, nous entendons les plaintes du Seigneur souffrant ; dans l’office de lecture, l’humanité se frappe la poitrine et dit : Voilà ce qu’il souffre pour moi !

Les Répons de l’Office de Ténèbres sont, dans leur simplicité, d’une beauté et d’une poésie incomparables. Ce sont eux qui donnent aux matines leur caractère dramatique et assurent l’unité de l’action. Aux matines du Jeudi Saint, ils présentent même un certain ordre et une certaine gradation. Au premier nocturne, il s’agit de l’agonie du Christ au jardin des Oliviers ; au second nocturne, il est question de Judas ; au troisième nocturne, on parle du sommeil des Apôtres et des plans meurtriers des Juifs. Le dernier répons, aux matines des trois jours, donne la situation au moment où l’action atteint son paroxysme.

Pendant les trois jours, Jérémie prend la parole au premier nocturne, saint Augustin au second, saint Paul au troisième. Y a-t-il là une intention ? Jérémie est la figure du Messie souffrant et personne n’a éprouvé aussi fortement que saint Paul et saint Augustin l’effet de la Passion du Christ dans la grâce de la conversion.

Quand nous considérons tout l’ensemble des matines, nous découvrons une assez grande unité.
La veille du Jeudi Saint.
- I. Le plus grand espace est occupé par l’agonie au jardin des Oliviers. La plupart des psaumes : 63, 69, 70, 76 peuvent s’y rapporter.
- 2. La dernière Cène est représentée dans la Neuvième leçon ; de même, dans le psaume 71.
- 3. Quelques scènes du soir :
— a) Judas : les répons 4, 5, 6, 8.
— b) Le sommeil des Apôtres : rép. 8.
— c) Les ennemis : rép. 9.
- 4. Enfin, la Passion de Jésus en général : Psaumes 72,73, 74, 75. Sixième leçon. Passages classiques : avant tout, les répons. Le psaume 68 et la huitième leçon sont d’une grande beauté. Les lamentations sont sublimes.

Les cérémonies du Jeudi Saint.

STATION A SAINT-JEAN DE LATRAN

La Passion de Jésus, le corps de Jésus, l’amour de Jésus.

Ce jour s’appelle dans la liturgie romaine : « In Cena Domini », la Cène du Seigneur. Alors que les matines chantent surtout l’agonie de Jésus, qui est le commencement de la Passion, la Cène est le point central des cérémonies du jour. Aussi, rappelons brièvement les événements de la Cène : Dans la matinée, Jésus envoya ses Apôtres préférés, Pierre et Jean, de Béthanie à Jérusalem, pour se procurer l’agneau pascal et préparer la table pour le premier sacrifice de la messe. Voici quelle fut la suite des événements :
- 1. Repas pascal (l’agneau pascal) ;
- 2. Le lavement des pieds ;
- 3. Le traître démasqué ;
- 4. Institution de la sainte Eucharistie ;
- 5. Le discours d’adieu et la prière sacerdotale.

Les cérémonies comprennent quatre parties :
- 1. La messe ;
- 2. La bénédiction des saintes huiles ;
- 3. Le dépouillement des autels ;
- 4. Le lavement des pieds.

1. Réconciliation des pénitents. — Aujourd’hui encore, cette cérémonie émouvante se trouve dans le pontifical romain. Sans doute, elle n’est plus en usage aujourd’hui ; elle peut, cependant, nous enseigner l’esprit de pénitence et la joie de la pénitence.

La vénérable cérémonie le déroulait ainsi. L’évêque revêtu des ornements violets de la pénitence, s’agenouille, avec son clergé, devant l’autel majeur, et tous récitent ensemble les sept psaumes de la pénitence et les litanies des saints. Pendant ce temps, les pénitents sont devant la porte de l’église, pieds nus et prosternés à terre, tenant à la main un cierge non allumé. Après les premières invocations des litanies, l’évêque envoie vers les pénitents deux sous-diacres portant un cierge allumé. Ces deux sous-diacres entrent sous le porche, montrent aux pénitents, en levant les mains, leur cierge allumé, et chantent devant eux, comme premier message de paix, cette antienne : « Aussi vrai que le Seigneur vit, je ne veux pas la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie ». Immédiatement après, ils éteignent leur cierge et retournent auprès de l’évêque. L’évêque envoie une seconde fois deux sous-diacres. Ces sous-diacres apportent aux pénitents, sur le seuil de l’église, un second message de paix en chantant cette antienne : « Le Seigneur dit : Faites pénitence, car le royaume des cieux est proche ». Eux aussi éteignent leur cierge et retournent auprès de l’évêque, à l’intérieur de l’église. Cette fois, l’attente des pénitents a assez duré. A l’Agnus Dei des litanies, l’évêque leur envoie un des diacres les plus anciens. Quand ce diacre, portant un grand cierge allumé, arrive sur le seuil de l’église, il chante l’antienne « Relevez vos têtes, votre rédemption est proche », puis il allume à son cierge les cierges des pénitents. Il n’éteint pas le sien ; il va rejoindre le clergé avec son grand cierge allumé. Comme ces messages symbolisent bien l’effet des litanies des saints pour les pénitents !

Après les litanies, l’évêque procède lui-même à la réconciliation. Il quitte l’autel et se rend avec tout le clergé au milieu de la nef. Là, il s’assied sur son siège sans dossier, et le clergé se dispose sur deux rangs dans la direction de la porte de l’église. L’archidiacre, revêtu de ses ornements, s’avance vers la porte et crie aux pénitents qui sont debout dehors : « Gardez le silence et écoutez attentivement ». Il se tourne ensuite vers l’évêque et lui adresse, sur le ton de la lecture, un discours assez long dans lequel il parle du jour de grâce qui se lève. « Il est déjà venu, révérendissime Père, le temps de grâce, le jour de la faveur divine et du salut des hommes, le jour où la mort a été vaincue et où la vie a commencé. Dans la vigne du Seigneur des armées, la plantation des nouveaux ceps doit être taillée pour que la racine souillée soit purifiée ». A ces mots, l’évêque se lève, s’avance entre la double haie du clergé et va se placer sous le portail de l’église. Il adresse à son tour une courte exhortation aux pénitents, leur rappelle la bonté de Dieu et la concession du pardon, leur annonce qu’ils vont bientôt être réintégrés dans l’Église et leur indique comment ils devront vivre désormais. Puis, il chante cette paternelle invitation : « Venez, venez, venez, mes fils ; écoutez-moi, je vous enseignerai la crainte du Seigneur ». Le diacre qui est auprès des pénitents chante alors : « Fléchissons les genoux », et tous les pénitents s’agenouillent. Le diacre qui est auprès de l’évêque chante à son tour : « Levez-vous ». Deux fois encore, l’évêque chante la paternelle invitation : « Venez, venez, venez, mes fils » et deux fois encore, à l’appel des diacres, les pénitents s’agenouillent et se lèvent. L’entrée commune dans l’église est imminente. Lentement, l’évêque franchit le porche et prend sa place dans l’intérieur, non loin de l’entrée. On entonne immédiatement une antienne : « Allez vers lui et vous serez illuminés et votre visage ne sera pas couvert de honte ». Cette antienne est empruntée au psaume 33, qui décrit le bonheur de ceux qui craignent Dieu.

Le psaume est chanté en entier. Pendant le psaume, les pénitents suivent l’évêque. Ils se jettent à terre en versant des larmes et restent prosternés jusqu’à la fin du psaume. Alors, l’archidiacre demande à l’évêque de les réconcilier. Il dit sur le ton de la lecture : « Rétablissez, pasteur apostolique, ce qui a été perdu à l’instigation du diable. En vertu de vos prières et de vos mérites, conduisez, par la grâce du divin pardon, ces hommes à Dieu. Ils ont eu assez de déplaisir dans leurs péchés ; ils plaisent maintenant au Seigneur dans la terre des vivants ; puissent-ils aspirer au bonheur maintenant que l’auteur de leur mort est vaincu ». L’évêque interroge encore l’archidiacre pour lui demander si les pénitents sont dignes. Celui-ci répond affirmativement.

C’est alors que s’accomplit l’entrée solennelle dans l’église. Un diacre chante : « Levez-vous ». Les pénitents se lèvent, l’évêque prend l’un d’entre eux par la main, le suivant prend la main de son voisin et ainsi de suite jusqu’à la fin. Tous, chacun tenant ainsi la main de son voisin, pénètrent sur deux rangs à la suite de l’évêque à l’intérieur de l’église. Cette entrée singulière est un spectacle liturgique impressionnant. De sa main libre, l’évêque tient la crosse, et les pénitents ont dans leur main libre un cierge allumé. En tête, l’évêque porte les ornements violets de pénitence ; les pénitents qui le suivent portent leurs longs vêtements de pénitence. C’est un passage impressionnant de la sévérité à la joie de la pénitence. Pendant ce temps, les chantres font entendre une joyeuse antienne : « Je vous le dis : il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui fait pénitence ». Après cette antienne, l’évêque se tourne vers les pénitents agenouillés autour de lui. Il est le père de famille qui se réjouit du retour de l’enfant prodigue. Il chante : « Tu dois te réjouir, mon fils, car ton frère était mort et il est ressuscité ; il était perdu et il est retrouvé ». Puis, se fait la réconciliation proprement dite.

L’évêque chante une prière sur le ton de la préface. Il rappelle au Père céleste la mort rédemptrice du Christ pour la guérison de toutes les blessures « afin que, par sa bonté, nous ressuscitions ». Il supplie le Père céleste de pardonner les péchés des autres. Alors, l’action change ; nous passons à la grave sentence d’une réconciliation complète. L’évêque s’agenouille sur un coussin, le clergé et le peuple s’agenouillent par terre. On entonne l’antienne : Cor mundum : « Crée en moi un cœur pur, Seigneur, et renouvelle en moi un esprit ferme », et l’on chante le psaume 50 (le grand miserere), le psaume 55 (confiance en Dieu dans la détresse) et le psaume 56 (victoire de la confiance). A la fin, l’évêque se lève et chante six longues oraisons pour demander la rémission des péchés et termine par l’absolution proprement dite : « Que Notre-Seigneur Jésus-Christ vous absolve, par moi, son serviteur, de tous vos péchés, et qu’après vous avoir absous, il vous conduise par sa miséricorde au royaume céleste ! » Après cette absolution, l’Évêque, en personne, rend pour la première fois aux pénitents les honneurs liturgiques perdus, de l’eau bénite et l’encens... Il dit pendant ce temps : « Levez-vous, vous qui dormez, ressuscitez des morts et le Christ vous illuminera ». Il leur accorde enfin une indulgence à son gré et leur donne la bénédiction pontificale solennelle. Les pénitents sont entièrement réintégrés dans la communauté de grâce et de vie liturgique.

2. La messe de la Cène. — La messe du Jeudi Saint a une importance particulière, c’est la solennité commémorative de la dernière Cène. Cette messe est tout à fait saisissante et touchante. Dans l’esprit de la liturgie, nous ne devons pas nous contenter d’être des spectateurs, nous devons participer au drame. Nous devons nous sentir les disciples de Jésus. Nous sommes rassemblés au Cénacle, autour du Maître qui nous lave les pieds et nous donne, de sa propre main, son corps et son sang en nourriture. La messe présente une double impression, une impression de joie et une impression de tristesse. C’est d’abord une impression de joie. L’autel est orné ; la croix du maître-autel est voilée de blanc ; le prêtre monte à l’autel en ornements blancs ; on chante le joyeux Gloria qu’on n’a pas entendu depuis si longtemps ; pendant le Gloria, on sonne, pour la dernière fois, les cloches. Ensuite, les cloches se taisent. Il est peu de jours dans l’année qui touchent notre cœur autant que celui-là Pourtant, sur cette fête joyeuse, qui est consacrée à l’institution du Sacrement de l’autel, s’étend un voile de profonde tristesse. Aujourd’hui, dans toutes les églises, une seule messe est permise. Le prêtre le plus digne remplace le Christ ; les autres sont, pour ainsi dire, les Apôtres et reçoivent de ses mains la sainte Communion ; la messe est, en effet, la célébration de la Cène. Mais la messe devrait être une véritable fête de famille et de communauté. Le curé, ses auxiliaires et toute la paroisse autour de la table du Seigneur ou, pour mieux dire, le Christ avec ses disciples ! L’église de station est Saint-Jean de Latran, l’église paroissiale du père de la chrétienté. Ainsi, dans l’esprit de la liturgie, toute la famille de l’Église romaine est rassemblée pour célébrer la Cène.

A l’Introït, nous chantons la fière parole de saint Paul : « Nous devons nous glorifier dans la Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ... » Nous voyons devant nous tout le bonheur de la Rédemption. Nous oublions presque l’amertume de la Passion pour voir déjà la Résurrection. La pensée de la Résurrection, que nous entendons déjà dans l’Introït, se poursuit dans l’Oraison et le Graduel (« c’est pourquoi Dieu l’a exalté »). La messe appartient donc déjà à la solennité pascale.

L’Oraison fait ressortir deux pensées nouvelles qui se rattachent à deux personnes, le bon larron et Judas. Le bon larron représente les pénitents qui sont réconciliés aujourd’hui. C’est pourquoi l’Offertoire chante en leur nom : « Je ne mourrai point, mais je vivrai et raconterai les œuvres du Seigneur ». La pensée de Judas et de sa réprobation occupe aujourd’hui la liturgie en quelques passages ; dans l’Épître (tout au moins, par allusion, quand elle parle de la communion indigne) ; dans l’Évangile (« alors que le diable avait déjà inspiré à Judas Iscariote la pensée... ») ; au Canon, remarquons le contraste : « le jour où Notre-Seigneur Jésus-Christ fut livré pour nous (traditus) » : — « à cause du jour où Notre-Seigneur Jésus-Christ livra à ses disciples la célébration des mystères de son corps et de son sang (tradidit) ».

L’Évangile nous rapporte l’acte d’humilité de Jésus dans le lavement des pieds et le précepte de charité fraternelle qu’il nous donne. Les deux lectures sont un testament du Maître au moment de son départ. Il nous donne son corps et son amour.

Aujourd’hui, on omet le baiser de paix. Les liturgistes donnent comme raison le baiser de Judas. Ce ne doit pas être le vrai motif, car on omet également le baiser de paix le Samedi Saint. C’est donc une règle pour tout le triduum.

La Communion unit le souvenir des deux grandes preuves d’amour données par le Seigneur en ce jour : l’Eucharistie et le lavement des pieds. C’est le lavement des pieds qui fait l’objet de l’antienne. Il y a là un sens profond. Nous ne pouvons pas imiter le don eucharistique, mais nous pouvons et devons imiter l’exemple donné dans le lavement des pieds : la charité et le service de nos frères. Cette charité est l’expression et la conséquence de notre union avec le Christ fondée dans l’Eucharistie.

Après la messe, on emporte l’hostie consacrée pour le lendemain, ainsi que la sainte réserve, dans une chapelle latérale éloignée. D’après la conception religieuse actuelle, cela signifie : l’Époux est enlevé, l’église reste vide. L’ancienne Église, il est vrai, pensait autrement. La procession accompagnant la réserve eucharistique avait lieu après chaque messe. Les saintes Espèces n’étaient pas conservées dans l’église. On ne peut pas dire cependant que l’église est vide. Le Christ est représenté par l’autel, et la maison de Dieu est le séjour de prédilection de la Sainte Trinité.

3. Bénédiction des saintes Huiles. — Très peu de personnes pourront assister à cette partie de la cérémonie, car la bénédiction des saintes Huiles n’a lieu que dans les églises cathédrales. On doit, pour Pâques, renouveler la matière de tous les sacrements. Comme on a besoin, le Samedi-Saint, des saintes Huiles pour la bénédiction des fonts baptismaux, ces saintes Huiles sont bénites aujourd’hui par l’évêque. Il y a, comme on sait, dans l’Église, trois sortes de saintes Huiles : l’huile des infirmes, l’huile des catéchumènes et le saint chrême. L’huile des infirmes sert à l’administration du sacrement de l’Extrême-Onction. L’huile des catéchumènes est employée pour la bénédiction de l’eau baptismale, pour l’administration du baptême, pour la consécration des prêtres, pour la consécration de l’autel. Le saint chrême est la plus sainte de toutes les huiles ; il porte en quelque sorte le Saint-Esprit. On l’emploie pour le baptême, pour la Confirmation, pour la consécration des évêques, pour la consécration des églises, des calices, des patènes et des cloches.

La bénédiction des saintes Huiles se fait avec une grande solennité. Y participent, d’après un antique usage, douze prêtres, sept diacres et sept sous-diacres, c’est-à-dire les représentants de tous les Ordres majeurs. L’huile des infirmes est bénite la première, à la fin du Canon, avant le Pater Noster, au moment où, dans l’antiquité, on bénissait les oblats non consacrés. Après la Communion, on bénit les deux autres huiles. Les prières de bénédiction expriment l’efficacité de ces huiles. L’huile des catéchumènes doit servir à la « purification de l’âme et du corps » et combattre l’influence des puissances diaboliques. Si l’huile des catéchumènes n’a qu’un effet négatif, le saint chrême doit produire positivement la grâce et la sanctification. Il tient son nom du Christ, de l’Oint. On le considère comme l’huile des « prêtres, des rois, des prophètes et des martyrs ». Les fidèles reçoivent, par le saint chrême, « l’infusion de la dignité royale, sacerdotale et prophétique, et sont revêtus de la grâce impérissable ».

4. Le dépouillement des autels. — Après la messe, les autels sont dépouillés ; on enlève toutes les nappes, ainsi que les reliques. Dans l’antiquité, c’était un usage constant de découvrir l’autel après chaque messe. On se rendait mieux compte, à cette époque, que l’autel est une table. On ne la couvrait que pour le banquet divin, comme on le fait pour les repas ordinaires. Cet antique usage s’est maintenu dans la Semaine Sainte. Au reste, nous pouvons remarquer, pendant ce saint temps, la survivance de beaucoup d’usages antiques qu’on a interprétée plus tard comme un souvenir de la Passion du Christ. L’autel est le symbole du Christ ; le dépouillement de l’autel signifie donc le dépouillement du Christ avant le crucifiement. C’est pourquoi, aussi, pendant cette cérémonie, on chante le psaume 21 avec cette antienne : « Ils se sont partagé mes vêtements et ils ont tiré ma robe au sort » (le psaume 21 est le psaume messianique de la Passion dans lequel David contemple le délaissement de Jésus sur la Croix). L’église, dépourvue de tout ornement, nous présente l’image de la solitude et de la désolation. Le saint sacrifice est interrompu jusqu’à ce que le Seigneur sorte du tombeau.

5. Le lavement des pieds. — Dans les églises cathédrales et claustrales, on conserve encore le vénérable usage du lavement des pieds qui, dans l’antiquité, n’était pas limité au Jeudi Saint.

On appelle cette cérémonie, le « mandatum », le commandement du Seigneur. Pendant que l’évêque ou l’abbé lave les pieds de douze vieillards (ou de douze enfants), le chœur entonne un chant en l’honneur de la charité fraternelle :

Là où se trouvent la charité et l’amour, Dieu est présent.
Réjouissons-nous et tressaillons en lui !
Craignons et aimons le Dieu vivant
Et aimons-nous les uns les autres d’un cœur pur.

Il y a, dans ces chants, du charme, de la paix, de la fraîcheur et une joie presque enfantine.

C’est vraiment le cantique des enfants de Dieu, de la famille de Dieu réunie dans la charité. Le lavement des pieds ne doit pas être seulement un spectacle pour les enfants, mais nous devrions y chercher nous-mêmes des leçons de vie. Comme nous l’avons dit plus haut, il serait possible, dans les paroisses, d’inviter douze vieillards qui seraient servis à table par le curé ou par les principaux paroissiens. On pourrait résumer l’office du Jeudi Saint dans ces trois mots : le corps de Jésus, la Passion de Jésus, l’amour de Jésus.

[1] Dom Guéranger décrivait les Laudes selon l’ancien Psautier, avant la Réforme de saint Pie X. Les éditions ultérieures de l’Année Liturgique ont donc modifié les commentaires.

[2] Avant le psautier de saint Pie X : « Le troisième Psaume (62) revient chaque jour à l’Office des Laudes, et l’Église n’a pas jugé à propos de le remplacer en ces trois jours. C’est le cri du chrétien qui élève son cœur vers Dieu au lever de la lumière, et lui témoigne son amour et sa confiance. Ce Psaume est toujours accompagné du LXVIe, dans lequel le Psalmiste, au lever du soleil matériel, implore sur le monde le regard de la miséricorde divine. »

[3] Avant le psautier de saint Pie X : « Le dernier Psaume des Laudes (148-149-150), qui se répète chaque jour à cet Office, est formé par la réunion des trois derniers cantiques qui terminent le Psautier de David. Ils ont tous pour objet la louange divine ; et c’est d’eux que l’Office du matin emprunte son nom de Laudes. »

[4] Luc. XXII, 8.

[5] Malach. I, II.

[6] Bossuet, Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre.

[7] II Cor. II, 15.

[8] Cant, I, 3.

[9] Luc. XXII, 15.

[10] Johan. XIII, I.

[11] Matth. XXVI, 21, 23.

[12] Johan. VI, 41-59.

[13] Johan. XIII, 10.

[14] Johan. XIII, 10.

[15] I Cor. XI, 29.

[16] Luc. XXII, 21.

[17] Johan. XIII, 27.

[18] Ibid.

[19] Ibid. VI, 54.

[20] Luc. XXII, 19.

[21] Matth. XXIV, 28.

[22] De Ecclesiasticis Officiis, l. I, c. XXVIII.

[23] Homil. VIII. de Cœna Domini.

[24] I Tim. V, 10.

[25] De Festis D. N. J. Lib. I, cap. VI, ne 57.

[26] Johan. XIII, 31.

[27] Luc. XXII. 26, 27.

[28] Ibid. 31. 32.

[29] Johan. XIII, 33-38.

[30] Johan. XIV.

[31] Johan. XV.

[32] Ibid. XVI.

[33] Matth. XXVI, 31, 32.

[34] Johan. XVII.

[35] Matth. XXVI. 38.

[36] Marc. XIV, 36.

[37] Matth. XXVI, 40.

[38] Matth. XXVI, 46.

[39] Luc. XXII, 48.

[40] Johan. XVIII, 8. Luc. XXI, 52,53. Matth. XXVI, 53.

[41] Psalm. CIX.

[42] Les Matines sont anticipées le Mercredi Saint au soir.