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Prudence, Passion de sainte Agnès

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Aurelius Clemens Prudentius, Peristephanon

Le Peristephanon est un recueil de poèmes (le titre veut dire ‘couronne’) sur les Martyrs écrit à la toute fin du IVème siècle ou aux premières années du Vème siècle.

Traduction de Dom Guéranger, Année Liturgique.

Agnes sepulcrum est Romulea in domo,
fortis puellae, martyris inclytae.
Conspectu in ipso condita turrium
servat salutem virgo Quiritium
nec non et ipsos protegit advenas
puro ac fideli pectore supplices.
La ville de Romulus possède le tombeau d’Agnès, jeune fille héroïque, illustre martyre ; de sa demeure située en face des remparts, la vierge veille au salut des fils de Quirinus. Elle daigne même étendre sa protection sur l’étranger qui vient, d’un cœur pur et fidèle, prier dans son sanctuaire.
Duplex corona est praestita martyri :
intactum ab omni crimine virginal,
mortis deinde gloria liberae.
Une double couronne ceint le front de la Martyre : la virginité conservée inviolable ; le trépas glorieux qu’elle affronta sans crainte.
Aiunt iugali vix habilem toro
primis in annis forte puellulam
Christo calentem fortiter inpiis
iussis renisam, quo minus idolis
addicta sacram desereret fidem.
La jeune fille abordait à peine à l’âge nubile, et dès ses plus tendres années, l’amour du Christ enflammait son cœur ; intrépide, elle résista aux ordres impies qui voulaient la contraindre à servir les idoles, à déserter la foi sainte.
Temptata multis nam prius artibus,
nunc ore blandi iudicis inlice,
nunc saevientis carnificis minis
stabat feroci robure pertinax
corpusque duris excruciatibus
ultro offerebat non renuens mori.
On tenta son courage par plus d’un artifice ; le juge essaya de la séduire par de caressantes paroles, le bourreau de l’émouvoir par l’appareil des tourments ; la vierge au cœur invincible se tenait inébranlable ; elle offrait son corps aux plus cruelles tortures, et la mort ne l’étonnait pas.
Tum trux tyrannus : `si facile est’, ait,
`poenam subactis ferre doloribus
et vita vilis spernitur, at pudor
carus dicatae virginitatis est.
« Tu braves les supplices, lui dit le tyran farouche ; tu es capable de surmonter la souffrance ; la vie n’est pour toi qu’une choie se méprisable ; mais à une vierge consacrée la pudeur est chère.
Hanc in lupanar trudere publicum
certum est, ad aram ni caput applicat
ac de Minerva iam veniam rogat,
quam virgo pergit temnere virginem :
omnis iuventus inruet et novum
ludibriorum mancipium petet.’
« Je puis ordonner de traîner celle-ci dans un lupanar destiné au public, si elle refuse encore d’incliner sa tête devant l’autel, et d’implorer le pardon de Minerve qui est vierge aussi, et que cette vierge insolente persiste à mépriser. Elle verra alors toute la jeunesse se précipiter vers cet asile de honte, pour y chercher la proie nouvelle offerte à ses passions. »
`Haud’, inquit Agnes, `inmemor est ita
Christus suorum, perdat ut aureum
nobis pudorem, nos quoque deserat ;
praesto est pudicis nec patitur sacrae
integritatis munera pollui.
Ferrum inpiabis sanguine, si voles,
non inquinabis membra libidine.’
« — Le Christ, répond Agnès, n’oublie pas à ce point ceux qui sont à lui ; il ne sacrifie point le trésor de leur pureté. Loin de nous abandonner, il assiste ceux qui sont pudiques, et ne souffre pas que leur intégrité soit souillée. Libre à toi de rougir ton glaive de mon sang ; mais tu ne saurais profaner mon corps par la luxure. »
Sic elocutam publicitus iubet
flexu in plateae sistere virginem.
Stantem refugit maesta frequentia,
aversa vultus, ne petulantius
quisquam verendum conspiceret locum.
Ainsi parle Agnès. Le juge ordonne qu’on la dépouille, et que la vierge soit ainsi conduite dans le repaire secret du cirque. La foule détourne ses regards à cet aspect ; un sentiment de pudeur qu’elle ne connaissait pas semble la maîtriser tout à coup.
Intendit unus forte procaciter
os in puellam nec trepidat sacram
spectare formam lumine lubrico.
En ales ignis fulminis in modum
vibratur ardens atque oculos ferit,
caecus corusco lumine corruit
atque in plateae pulvere palpitat.
Tollunt sodales seminecem solo
verbisque deflent exequialibus.
Un seul homme a osé arrêter son œil audacieux et profane sur la vierge sacrée. Mais soudain un Ange prompt comme la foudre l’a frappé de son glaive étincelant. Le coupable a perdu la lumière de ses yeux ; il roule sur la poussière et s’agite convulsivement. Ses compagnons l’enlèvent demi-mort, et déjà prononcent sur lui l’adieu suprême.
Ibat triumfans virgo deum patrem
Christumque sacro carmine concinens,
quod sub profani labe periculi
castum lupanar nec violabile
experta victrix virginitas foret.
La vierge s’avançait triomphante, adressant à Dieu le Père et au Christ un cantique sacré. Délivrée du péril, elle rendait grâces au pouvoir céleste qui pour elle avait fait du lupanar un lieu chaste, et conservé sans atteinte l’honneur de la virginité.
Sunt, qui rogatam rettulerint preces
fudisse Christo, redderet ut reo
lucem iacenti : tunc iuveni halitum
vitae innovatum visibus integris.
Il en est même qui racontent qu’elle adressa ses supplications au Christ, pour qu’il daignât rendre la lumière au coupable humilié jusqu’à terre, et que le jeune homme recouvra le souffle de sa poitrine et l’usage de ses yeux.
Primum sed Agnes hunc habuit gradum
caelestis aulae, mox alius datur
ascensus ; iram nam furor incitat
hostis cruenti : `vincor’, ait gemens,
`i, stringe ferrum, miles, et exere praecepta summi regis principis !’
Agnès a conquis un premier degré dans la céleste cour ; une nouvelle victoire va lui en assurer un second. Le tyran sanguinaire s’enflamme de fureur à la nouvelle qu’il reçoit. Je serai donc vaincu ! dit-il avec émotion. Soldat, tire ton glaive, et accomplis les ordres de l’autorité souveraine. »
Ut vidit Agnes stare trucem virum
mucrone nudo, laetior haec ait :
`exulto, talis quod potius venit,
vaesanus, atrox, turbidus, armiger,
quam si veniret languidus ac tener
mollisque efybus tinctus aromate,
qui me pudoris funere perderet.
La vierge aperçoit cet homme farouche qui tient le glaive pour l’immoler ; dans les transports de sa joie, elle s’écrie : « Que j’aime ce guerrier qui vient fondre sur moi avec fureur ! Combien je le préfère à ce jeune homme plein de mollesse, exhalant autour de lui l’odeur des parfums, pour tendre un piège mortel à ma fidélité !
Hic, hic amator iam, fateor, placet ;
ibo inruentis gressibus obviam
nec demorabor vota calentia :
ferrum in papillas omne recepero
pectusque ad imum vim gladii traham.
Sic nupta Christo transiliam poli
omnes tenebras aethere celsior.
« Voici l’amant auquel j’aspire ; au-devant de lui je m’élance ; je n’arrête plus l’ardeur de mes désirs. Qu’il plonge tout entier son fer dans mon sein ; que je sente avec transport ce glaive pénétrer ma poitrine : alors, épouse du Christ, mon âme, franchissant la région des ténèbres, va s’élever au plus haut des cieux.
Aeterne rector, divide ianuas
caeli obseratas terrigenis prius
ae te sequentem, Christe, animam voca,
cum virginalem, tum patris hostiam !’
« Roi éternel, daigne ouvrir les portes de ton céleste palais si longtemps fermées aux habitants de la terre. O Christ, appelle à toi cette âme qui n’aspire qu’à te rejoindre ; elle est vierge ; et on l’immole à la gloire de ton Père. »
Sic fata Christum vertice cernuo
supplex adorat, vulnus ut inminens
cervix subiret prona paratius.
Ast ille tantam spem peragit manu,
uno sub ictu nam caput amputat,
sensum doloris mors cita praevenit.
Elle dit, et, inclinant la tête, elle adore humblement le Christ, offrant ainsi avec ardeur son cou au glaive qui se lève au-dessus d’elle. Le bras du bourreau accomplit à l’instant l’espoir de la vierge ; d’un seul coup il abat la tête innocente d’Agnès : trépas rapide, qui à peine laisse place à la souffrance.
Exutus inde spiritus emicat
liberque in auras exilit, angeli
saepsere euntem tramite candido.
L’âme brillante et affranchie s’élance libre à travers les airs ; un groupe d’Anges l’accompagne sur le sentier lumineux.
Miratur orbem sub pedibus situm,
spectat tenebras ardua subditas
ridetque, solis quod rota circuit,
quod mundus omnis voluit et inplicat,
rerum quod atro turbine vivitur,
quod vana saecli mobilitas rapit :
Dans son vol elle voit au-dessous d’elle le globe de la terre et les ténèbres qui l’environnent ; mais elle dédaigne cette région inférieure que le soleil visite dans son cours, tout ce que le monde entraîne et confond dans sa marche, tout ce qui vit au sein du noir tourbillon, tout ce que la vaine mobilité du temps emporte avec elle.
reges, tyrannos, imperia et gradus
pompasque honorum stulta tumentium,
argenti et auri vim rabida siti
cunctis petitam per varium nefas,
splendore multo structa habitacula,
inlusa pictae vestis inania,
iram, timorem, vota, pericula,
nunc triste longum, nunc breve gaudium,
livoris atri fumificas faces,
nigrescit unde spes hominum et decus,
et, quod malorum taetrius omnium est,
gentilitatis sordida nubila.
Maintenant elle domine de son regard les rois, les tyrans, les empires, les dignités publiques ; les honneurs et les pompes qui enflent d’orgueil les mortels insensés ; l’argent et l’or si puissants, dont ils ont tous une soif ardente, et qu’ils recherchent par toutes sortes de crimes ; les palais construits avec splendeur, la vanité des parures brillantes ; la colère, les craintes, les désirs, les dangers de toutes parts ; les joies si rapides, les chagrins si longs à s’épuiser ; les torches de l’envie qui souillent de leur noire fumée l’espérance des hommes et leurs succès ; enfin, le plus affreux de tous les maux, le nuage honteux de l’idolâtrie planant sur le monde.
Haec calcat Agnes ac pede proterit
stans et draconis calce premens caput,
terrena mundi qui ferus omnia
spargit venenis mergit et inferis,
nunc virginali perdomitus solo
cristas cerebri deprimit ignei
nec victus audet tollere verticem.
Dans son attitude triomphante, Agnès foule et domine tous ces vains objets ; de son pied elle écrase la tête du cruel dragon qui infecte de son venin les habitants de la terre, et les entraîne avec lui aux enfers. Maintenant, dompté sous le pied de la jeune vierge, il abaisse honteusement sa crête enflammée ; vaincu, il n’ose plus relever la tête.
Cingit coronis interea dens
frontem duabus martyris innubae ;
unam decemplex edita sexies
merces perenni lumine conficit,
centenus extat fructus in altera.
En même temps, le Dieu du ciel ceint de deux couronnes le front de la chaste martyre : l’une porte en traits de lumière le nombre mystérieux de soixante ; sur l’autre, le centenaire exprime les mérites qu’Agnès a conquis.
O virgo felix, o nova gloria,
caelestis arcis nobilis incola,
intende nostris conluvionibus
vultum gemello cum diademate,
cui posse soli cunctiparens dedit
castum vel ipsum reddere fornicem !
Heureuse vierge, illustration nouvelle, noble habitante de la cité céleste, daigne incliner vers nos misères ta tête ceinte du double diadème. A toi seule le Dieu suprême donna la puissance de rendre chaste un jour le lieu même du crime.
Purgabor oris propitiabilis
fulgore, nostrum si iecur inpleas.
Nil non pudicum est, quod pia visere
dignaris almo vel pede tangere.
Un regard de ta bonté dirigé vers moi me rendra pur, en inondant mon cœur de sa lumière ; tout ce que ton œil daigne fixer, comme autrefois tout ce que ton noble pied toucha, participe aussitôt à la pureté qui en toi réside.