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Les mystères liturgiques de la prière "Supplices"

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1994.


« Supplices te rogamus, omnipotens Deus, jube hæc perferri, per manus sancti Angeli tui, in sublime altare tuum in conspectu divinæ majestatis tuæ ; ut quotquot ex hac altaris participatione sacrosanctum Filii tui Corpus et Sanguinem sumpserimus, omni benedictione cœlesti et gratia repleamur. Per eundem Christum... »

La traduction de ce texte est la suivante : « Nous vous en supplions, Dieu tout-puissant, ordonnez que ces offrandes soient portées par les mains de votre saint Ange sur votre autel céleste, en présence de votre divine majesté, afin que nous tous qui recevrons, en participant à cet autel, le Corps et le Sang de votre Fils, nous soyons remplis de toute bénédiction céleste et de grâce. Par le même Christ... »

Une rapide lecture de ce texte laisse pressentir qu’au sein du Canon romain, Supplices occupe une place essentielle.

Cela est si vrai que les rubriques imposent alors au célébrant des attitudes et des gestes rituels [1] dont l’intelligence conduit à pénétrer davantage le mystère d’amour de la Rédemption. Lorsque le célébrant aborde les premiers mots de la prière Supplices, il s’incline profondément dans l’attitude de la supplication et ses mains jointes sont appuyées sur l’autel. Au cours de la période médiévale, il en était autrement : le célébrant s’inclinait en tenant les bras croisés sur la poitrine, comme cela s’observe encore dans les rits lyonnais et cartusien ainsi que dans celui des Carmes. Puis, en prononçant les mots « ex hac altaris participatione », le célébrant pose les mains sur le corporal et baise l’autel. Avec la main droite, il fait ensuite un signe de croix sur l’hostie en disant « Corpus », un autre sur le calice en disant « Sanguinem » et un troisième sur sa propre personne en concluant « omni benedictione cœlesti et gratia repleamur ».

Trois autres observations précisent l’importance de Supplices. En premier lieu, « l’Ange » du Seigneur est investi de sa mission « post consecrationem ». La mission impartie à cet « Ange » consiste en outre à porter le Corps et le Sang de l’Auguste Victime sur « l’autel céleste » de Dieu pour parfaire la réconciliation de l’humanité pécheresse avec son Créateur. Enfin Supplices crée le lien intime entre l’offrande désormais consacrée et la communion des fidèles.

On ne s’étonne point que bon nombre d’auteurs aient, de tout temps, analysé cette prière en scrutant le moindre de ses termes, préoccupés au premier chef de l’identité de ce « saint Ange » pourvu d’un ministère aussi « extraordinaire ». Quel est donc cet « Ange » anonyme et mystérieux auquel l’Eglise accorde le privilège de la majuscule ? La liturgie n’use jamais d’un langage inconséquent mais il faut reconnaître qu’en l’occurrence la terminologie usitée est inhabituelle.

Voici donc proposées aux lecteurs un ensemble de réflexions susceptibles de leur faire découvrir ce qu’ils ignorent encore, ou leur permettre de parfaire leurs connaissances, à partir des recherches passées ou présentes sur les mystères liturgiques posés par la prière Supplices. Au cours des siècles passés, trois hypothèses ont été suggérées, capables d’ouvrir davantage les âmes à la contemplation des mystères sacrés du Salut.

I - LE MINISTÈRE DE LA MILICE CÉLESTE

La première démarche qui s’impose naturellement à l’esprit se fonde sur une interprétation littérale du texte de la prière « Supplices ». Elle renvoie donc sur la recherche d’un Monde qui échappe à la myopie spirituelle de l’homme et au sein duquel, pour « des éternités d’éternités », se déroule la liturgie la plus inconcevable par son caractère grandiose. Tout homme ne jouit pas, en effet, comme saint Jean, du privilège de « voir » le ciel par une « porte entrouverte » [2] ; il lui reste cependant le secours des textes saints. Ceux-ci témoignent que le trône de Dieu est environné « d’une foule immense que nul ne peut dénombrer » [3], joignant ses chants et ses louanges à des « milliers de milliers et des myriades de myriades » d’anges [4] qui, « servant » le Tout-Puissant, « se tiennent debout » devant Lui.

S’il faut considérer comme un ange le personnage mystérieux du Canon romain, le motif qui dicte cette affirmation ne pourrait se déceler que dans le travail d’analyse élaboré par les premières chrétientés à partir des données scripturaires et traditionnelles sur le ministère de la milice céleste.

Une approche du monde angélique

Par l’anaphore de son Livre VIII [5], la compilation des Constitutions Apostoliques, qui vit le jour à Antioche en plein milieu du IVe siècle, livre un indice capital. La lecture de ce texte permet de mesurer avec quel luxe de précisions le ministère des anges a été célébré par la liturgie d’alors : les neuf chœurs angéliques répartis en trois hiérarchies [6] y sont nommément désignés [7] au plus près du Trisagion, comme ils le seront dans un style moins exubérant par les præfationes du missel romain [8]. Le texte de notre liturgie écarte en effet « les milliers d’yeux » des Chérubins et les « six ailes » des Séraphins mais on sait encore que les premiers aiment Dieu d’un amour ardent, que les seconds chantent la divine louange, que les Dominations adorent le Très-Haut et que les Puissances Le révèrent : tremunt Potestates.

En vérité, l’anaphore des Constitutions Apostoliques et le Canon romain n’ont nullement innové en cette matière. Trois siècles plus tôt, saint Paul faisait allusion aux anges dans ses épîtres aux chrétiens qu’il visitait. Par deux fois [9] !. Et la pensée paulinienne elle-même s’alimentait à un fond commun traditionnel explicité par les livres de l’Ancien Testament.

Quand J.A. Jungmann affirme, au terme de son analyse de la prière Supplices, qu’il n’y a pas lieu de s’écarter d’un « sens littéral naturel » [10] et qu’il faut voir dans le personnage mystérieux du Canon romain un ange de la milice céleste, il s’appuie sur deux observations, retenues depuis longtemps par les auteurs, qui mettent en lumière autant l’étendue que l’importance du ministère angélique : d’une part, la présence - visible - des anges tout au long de la vie terrestre du Christ ; d’autre part, l’union de leurs prières - invisibles - avec le peuple chrétien rassemblé autour de l’autel du Sacrifice. A bon droit, ces observations doivent retenir l’attention puisqu’elles sont appelées à justifier l’évocation du ministère angélique au sein de l’action sacrée.

La présence visible des anges au cours de la vie terrestre du Christ

Les anges, il est vrai, entourent de leur adoration et de leurs louanges le Christ au cours de sa vie sur terre. Cette présence des anges s’observe dès la naissance de Jésus : l’ange du Seigneur se présente aux bergers, leur annonce la Bonne Nouvelle et toute la milice céleste chante la gloire de Dieu [11]. Les anges reparaissent après la tentation de Jésus au désert... pour le « servir » [12]. C’est un personnage céleste qui « fortifie » le Christ lors de son agonie au jardin des Oliviers [13], un autre - ou deux autres selon les synoptiques - qui accueillent les saintes femmes à l’entrée du sépulcre après la Résurrection [14]. Enfin, deux anges se manifestent aux Apôtres quelques instants après l’Ascension du Sauveur [15].

La présence des anges dans la liturgie

La communion de prière entre fidèles et milice céleste est également notoire au cours des rites de la messe. Le Chrysostome, en célébrant à l’autel, voyait celui-ci environné d’une nuée d’anges. Grégoire le Grand, à l’heure du Sacrifice, contemplait aussi le cortège angélique descendant du ciel entrouvert [16].

Dès le rite d’aspersion, préparatoire au saint Sacrifice de la messe, l’Eglise prie Dieu d’envoyer son saint Ange pour garder, soutenir, protéger et défendre tous ceux qui sont rassemblés dans le saint Temple : « et mittere digneris sanctum Angelum tuum de cœlis : qui custodiat, foveat, protegat, visitet atque defendat omnes habitantes in hoc habitaculo ». Rappelons aussi que la supplication du Kyrie eleison est répétée neuf fois par égard pour le chant des neuf chœurs angéliques ; que, dans certaines circonstances précises, l’Eglise reprend le Gloria in excelsis chanté par la milice céleste au cours de la nuit de Noël ; que, pour introduire le rite de l’encensement des oblats, l’intercession de l’archange saint Michel est sollicitée pour que Dieu bénisse ces parfums destinés à monter jusqu’à son trône ; que les præfationes enfin insistent, comme il a été déjà précisé, sur le chant du Sanctus, « una voce » par les anges et le monde chrétien.

La participation des anges à la réalisation du plan rédempteur

II est clair que la présence des anges au cours de la vie terrestre du Christ et celle qui se manifeste dans la liturgie sont les faces complémentaires d’un même ministère : la participation active du monde céleste à la Rédemption de l’humanité. Dans ces conditions, pourquoi l’Eglise ne solliciterait-elle pas « le service » de ces êtres protecteurs pour porter devant Dieu nos humbles prières !

Première hypothèse doctrinale : l’« Ange » de "Supplices" appartiendrait à la milice céleste

L. Bouyer voit dans cette attitude de l’Eglise une racine hébraïque : « C’est l’idée, écrit-il, que nos offrandes sont acceptées par Dieu si elles sont unies au culte angélique : d’où la demande qu’on va faire à Dieu d’envoyer un Ange pour qu’il porte de la terre au ciel nos prières et nos sacrifices [17]. » Et dans cette perspective, l’auteur cite, entre autres exemples, la parole de l’archange Raphaël au Livre de Tobie : « Lorsque tu priais, avec Sarah, c’est moi qui ai présenté le mémorial de ta prière devant la gloire du Seigneur [18]. » Cette référence n’est pas neuve : le Pape Innocent III (1198-1216) l’évoquait déjà pour éclairer son commentaire sur la prière Supplices [19].

Jungmann affirme, pour sa part, que « l’Ange de Supplices n’est autre que celui qui apparaît au chapitre de l’Apocalypse johannique sur l’ouverture du septième sceau [20] : « Un autre ange vint et se plaça près de l’autel avec un encensoir d’or et il lui fut donné beaucoup de parfums pour les offrir avec les prières de tous les saints sur l’autel d’or qui est devant le trône. Et la fumée des parfums monta de la main de l’ange avec les prières des saints devant Dieu... [21] ».

Ce n’est pas la seule allusion de l’Apocalypse de saint Jean à la « prière des saints » recueillie et transmise à Dieu par les anges [22]. Toutefois, la présente référence de Jungmann à Ap. 8 paraît discutable en ce qu’elle est volontairement distraite d’un contexte qui donne un tout autre sens à l’action de l’ange thuriféraire. Ce que relate Ap. 8, c’est l’ouverture d’un septième sceau qui fermait jusque là le Livre de Vie et l’ange, censé porter nos prières à « l’autel céleste » est, en fait, celui de la colère de Dieu : il va prendre l’encensoir, le remplir du feu de l’autel et le jeter sur la terre, provoquant ainsi les malheurs annoncés par chacune des trompettes dont sonnent les archanges devant le trône divin. A juste titre, l’Eglise préfère réserver ce texte à la fête de saint Michel, l’ange du jugement (29 septembre) et, accessoirement mais d’une façon plus restreinte, à celle de l’archange Gabriel (25 mars), l’ange qui se tient « debout, à la droite de l’autel de l’encens » [23]. Par voie de conséquence, l’évocation de transfert des prières de l’Eglise sur l’autel de Dieu devient ici très secondaire et il serait souhaitable d’écarter cette citation.

Seconde hypothèse doctrinale : « un ange » ou « des anges » ?

Or, voici que le problème liturgique soumis à notre réflexion rebondit sur une autre difficulté non résolue jusqu’à présent parce que, en certains cas, le ministère auquel Supplices fait allusion est demandé non plus à un « ange » mais « aux anges ». Tel ce texte bien connu du De Sacramentis de saint Ambroise : « Et petimus et precamur ut hanc oblationem suscipias in sublimi altari tuo per manus angelorum tuorum sicut suscipere dignatus es munera pueri tui Justi Abel et sacrificium patriarchæ nostri Abrahæ et quod tibi obtulit summus sacerdos tuus Melchisedech... » (Nous vous prions de recevoir cette offrande sur votre autel céleste et de la main de vos anges, comme vous avez daigné recevoir les présents de votre serviteur, le Juste Abel, le sacrifice de notre patriarche Abraham et celui que vous offrit votre grand prêtre Melchisedech...) [24].

On le voit, ce texte ambrosien amalgame dans une même formulation les termes de Supplices et ceux de la prière antécédente, Supra quæ, avec le rappel des sacrifices vétérotestamentaires. Les liturgistes ont longtemps pensé que cette citation insolite constituait une variante, du moins une ébauche primitive du Canon romain. Mais certains auteurs [25] ont réussi à établir qu’en fait le De Sacramentis de saint Ambroise n’était rien moins que le compte rendu écrit d’une prédication orale destinée vers 390 à des personnes nouvellement baptisées. Il en résulte qu’on ne sait plus si, en l’occurrence, saint Ambroise a livré un texte authentique ou usé d’un langage pédagogique approprié à son auditoire.

Un autre auteur, J. Barbel [26], pense que la formule ambrosienne - per manus angelorum tuorum - a été précédé d’un texte au singulier où « angelus » s’entendait, de fait, du Christ selon l’usage de l’Eglise primitive, jusqu’au moment où des interprétations tendancieuses amenèrent à mettre au pluriel et à l’appliquer « aux anges ». Jungmann [27] affirme n’être pas convaincu par cette thèse et, à vrai dire, l’existence du texte primitif auquel Barbel fait allusion conserve un caractère hypothétique. Par contre le motif avancé par cet auteur pour justifier cet aménagement liturgique ne saurait être écarté d’emblée : il permettrait en effet de déduire qu’en des temps lointains des bouleversements d’ordre religieux ont conduit à adopter une formulation nouvelle.

La thèse d’une tradition liturgique parallèle en faveur du ministère « des anges » n’est pas seulement représentée par le texte ambrosien. On en observe des traces jusque dans le rituel romain de l’inhumation des défunts, quand l’Eglise demande « aux anges » de conduire et de « recevoir » en paradis l’âme de celui qui est passé de ce monde dans l’Au-Delà : « in paradisum deducant te angeli.. », « chorus angelorum te suscipiat... » [28]. Mais c’est surtout dans la version grecque de la liturgie alexandrine de saint Marc que cette tradition est représentée avec une prière d’offrande qui fait suite au Trisagion et dont les ternies sont très proches de Supplices : « Accepte, ô Dieu, les sacrifices de ceux qui te présentent leurs offrandes, leurs eucharisties à ton autel saint, céleste et spirituel dans les hauteurs des cieux par le ministère des saints archanges... »

La valeur de la thèse « angélique »

L’interprétation littérale du texte de la prière Supplices a le mérite de mettre en lumière un fait religieux de notoriété publique et de grande importance : le rôle liturgique des anges dans la prière de l’Eglise, quitte à s’égarer ensuite sur la question subsidiaire de savoir si le ministère céleste requis doit être attribué à un ou à des anges.

Il est certes admissible pour l’esprit que les anges chantent la gloire de Dieu en communion avec le monde chrétien ; qu’ils soient éminemment présents au cours de la liturgie de l’Eglise ; qu’ils offrent nos suppliques à Dieu ; qu’a fortiori ils conduisent ou reçoivent en paradis l’âme des défunts parce que, en définitive, toutes ces actions participent activement à la réalisation du plan rédempteur.

Néanmoins, c’est un fait remarquable que, hormis la prière Supplices, le Canon romain ne fait aucune allusion au ministère de la milice céleste.

Constatons aussi qu’entre l’Ange du rite d’aspersion auquel l’Eglise demande de « garder, soutenir, protéger, visiter, défendre » tous ceux qu’elle rassemble dans le saint Temple, et le personnage mystérieux de Supplices que Dieu investit du ministère « extraordinaire » de Lui présenter le Corps et le Sang de son Fils immolé, il y a une distance dans la gravité des fonctions imparties qui implique de voir dans la prière Supplices d’autres perspectives mystiques. Et s’il en est ainsi, le maintien de la thèse angélique risque de devenir pour l’analyste l’écran opaque qui lui interdira d’accéder à une vision plus globale du mystère en voie d’accomplissement.

Ce qui dicte la réticence de l’esprit émane à l’évidence des caractères mêmes du Sacrifice de la messe, substantiellement celui du Calvaire, où le Christ, à la fois Victime et Acteur, s’offre à son Père pour sauver une humanité déchue. En cet instant sublime où le Corps et le Sang du Fils de Dieu sont éminemment présents sur l’autel, quelle créature, si privilégiée soit-elle, serait-ce même un ange, pourrait s’entremettre dans l’intime relation de communion qui unit les personnes de la Sainte Trinité avec le redoutable honneur de présenter à « l’autel céleste » une telle offrande ?

II - L’ANGE MÉDIATEUR

D’autres réflexions naissent. Ce que met au jour la prière Supplices, c’est en effet l’inévitable distance qui sépare les créatures du monde invisible d’un Dieu qui crée, sauve et sanctifie ; mais c’est aussi la réconciliation avec Dieu que la Passion et la Mort du Christ en croix ont obtenue pour les hommes ; c’est enfin et principalement le pouvoir de médiation confiée de toute éternité et en toute exclusivité au Christ. Seul le Christ médiateur offre à Dieu son Corps et son Sang sur l’autel du sacrifice.

Le Christ serait-il donc « l’Ange » de Supplices ?

Une terminologie d’origine hébraïque

L’expression « Ange de Dieu » ou celle d’« Ange du Seigneur » apparaît fréquemment dans les Ecritures de l’Ancien Testament. Mais elles s’appliquent à bon nombre de personnages différents, y compris aux anges de la milice céleste, tout en conservant toujours le même sens : celui d’« envoyé » ou de « messager » de Dieu. Ainsi du Christ, appelé par Isaïe « l’Ange du Grand Conseil » [29], citation reprise dans l’antienne d’introït de la messe du jour de Noël. Ainsi de Jean-Baptiste, identifié par Jésus lui-même en Mt. 11,10, dont la venue est prophétisée par Malachie : « Voici que j’envoie mon Ange devant Toi... [30] ». L’Ange de l’oraison finale du rite d’aspersion est un troisième exemple : cet ange appartient à la milice céleste.

L. Bouyer fait valoir que « l’Ancien Testament ou le judaïsme ancien n’ont jamais établi la distinction tranchée qui est devenue la nôtre entre présence des anges et présence de Dieu lui-même. L’Ange rend Dieu présent localement tout en sauvegardant sa transcendance » [31]. L’observation est pertinente ; elle présente ici d’autant plus d’intérêt que, quelques lignes plus haut cet auteur précisait : « La façon dont elle [l’expression] se formule dans le texte du Canon romain a toute chance d’être la plus primitive [32]. »

Assurément, cette opinion conforterait, du moins sur ce point précis, la thèse de Barbel dont l’ouvrage a été cité plus haut. Rappelons, en effet, que cet auteur soutenait que la référence au « ministère des anges » exprimé dans le De Sacramentis de saint Ambroise était de seconde main, la version primitive évoquant « l’Ange » au singulier c’est-à-dire le Christ selon l’usage liturgique de la chrétienté primordiale. La déduction s’opère d’elle-même : la Rome chrétienne des premiers siècles avait adopté ce vocable d’origine hébraïque pour l’appliquer au Christ, Fils de Dieu. L’expression était courante, bien qu’elle fût à la source d’un conflit plus ancien entre judéo-chrétiens nouvellement convertis, la mémoire encore chargée de références scripturaires mais divisés sur le point de savoir si le Christ était de nature divine ou si, investi par Dieu d’un pouvoir extraordinaire, II n’était en fait qu’un ange. On connaît la réponse de saint Paul : « Auquel des anges, en effet, Dieu a-t-il jamais dit : Tu es mon Fils, Aujourd’hui Je T’ai engendré... [33]. »

Le vocable « angélique » conservera son sens exact dans la Rome chrétienne, puis au cours de la période médiévale où les Uturgistes, à propos de la prière Supplices, s’attacheront longtemps à la distinction qu’il convient d’établir entre « l’autel céleste » et celui du Ciel. Yves de Chartres (†1115) affirmera que « l’Ange » du Canon romain n’est autre que « l’Ange du Grand Conseil » prophétisé par Isaïe, cet Ange qui de Lui-même et par le rang qu’il occupe au-dessus de toutes les créatures, est monté aux Cieux et s’est assis à la droite du Père [34].

Le Brun, qui écrivait au début du XVIIIe siècle, confirme le sens de l’expression « angélique » : « Jésus-Christ est l’envoyé par excellence. Il est le "Messie" qui signifie l’envoyé, et comme il s’agit de la fonction d’un envoyé, l’Eglise nomme Jésus-Christ le saint Ange de Dieu, Angeli lui sancti [35]. »

L’objection de Jungmann

Jungmann pense que cette interprétation de la prière Supplices se fonde sur « des présupposés pour le moins très problématiques » ; et il ajoute : « II n’y a vraiment aucun motif d’entendre "angelus" du Christ ; car le fait que nous offrons par le Christ notre prière d’acceptation (et que, donc, notre sacrifice doit être offert par Lui) va être exprimé aussitôt après par « per Christum Dominum nostrum » [36].

La valeur de l’objection

Pour plus d’exactitude,, la formule de médiation à laquelle Jungmann fait allusion comporte un terme supplémentaire : per eundem Christum..., c’est-à-dire : par le même Christ... [37]. Supplices regroupe en effet deux demandes de l’Eglise, distinctes quoique complémentaires. Si, à l’occasion de la première, il est demandé à Dieu d’envoyer son saint « Ange » pour présenter à son autel céleste le Corps et le Sang de son Fils unique, l’Eglise indique aussi pourquoi elle émet cette supplication, objet de tous ses vœux : ut quotquot ex hac participatione sacrosantum Filii tui Corpus et Sanguinem sumpserimus, omni benedictione cœlesti et gratia repleamur. Per eundem Christum... (afin que nous tous qui, participant à cet autel, aurons reçu le Corps sacro-saint et le Sang de votre Fils, nous soyons remplis de toute bénédiction céleste et de grâce. Par le même Christ...).

« Per eundem Christum » s’explique parfaitement. C’est la référence à la formule antécédente de médiation du Christ la plus proche dans le Canon romain. Point n’est forcément besoin de remonter jusqu’à la prière anamnétique Unde et memores où l’Eglise rappelle « la bienheureuse Passion, la Résurrection et la glorieuse Ascension dans les cieux de ce même Jésus-Christ ». Les termes de Supplices se suffisent à eux-mêmes : la demande de l’Eglise « ut quotquot » est liée directement aux « hæc » de la première partie de la prière et la formule de médiation « per eundem » peut aussi bien faire référence au saint « Ange » déjà mentionné.

Approche de la liturgie romaine primordiale

Quoi qu’il en soit, le maintien de l’expression du « saint Ange » dans la prière Supplices révèle indiscutablement l’archaïsme du vocabulaire sacré, et il ne fait aucun doute que le texte de l’ensemble de la demande nous vient en droite ligne de la liturgie primitive de l’Eglise de Rome. Or, si de celle-ci aucune information directe n’est parvenue jusqu’à nos jours, le recours à une étude comparée du Canon romain et des anaphores orientales - qui, elles, datent dans leur état actuel du VIe siècle - fait apparaître un texte dont la vénérable antiquité est certaine. L. Bouyer l’avait observé quand il rapprochait le Canon romain de la liturgie de saint Marc [38].

Circonscrite aux trois prières qui suivent la consécration des oblats (Unde et memores, Supra quæ et Supplices), cette étude apporte deux données positives. La première rend compte d’un schéma identique dans la succession des textes. La seconde est souvent plus méconnue : l’extrême parenté des prières, confinant parfois même à l’identité des ternies, du Canon romain et de l’anaphore antiochienne des Constitutions Apostoliques [39].

Voici, juxtaposées ci dessous, les trois prières précitées telles qu’on les retrouve dans les Constitutions Apostoliques et le Canon romain.

CONSTITUTIONS APOSTOLIQUES

CANON ROMAIN

(traduit du grec)(traduit du latin)
1 -UNDE ET MEMORES
Nous souvenant doncFaisant donc mémoire
Seigneur, nous, vos serviteurs mais aussi tout votre peuple saint,
de sa passion,de la bienheureuse passion de ce même Christ, notre Seigneur,
de sa mort, de sa résurrection, de son retour aux cieuxde sa résurrection du séjour des morts, de sa glorieuse ascension dans les cieux
et de son futur second avènement quand il viendra avec gloire et puissance, juger les vivants et les morts et rendre à chacun selon ses œuvres,
nous t’offrons à Toi, Roi et Dieu, selon son précepte,nous offrons à Votre glorieuse majesté de vos propres dons et présents,
ce Pain,l’Hostie pure, l’Hostie sainte, l’Hostie immaculée, le Pain sacré de la vie éternelle
et ce Calice,et le Calice de l’éternel salut.
et nous Te rendons grâce par Lui qui nous a rendus dignes de nous tenir devant Toi et de Te servir par le sacerdoce.
2 -SUPRA QUÆ
Et nous Te demandons de jeter un regard favorableDaignez jeter un regard propice et favorable
sur ces offrandes qui Te sont présentées,sur ces offrandes
Toi, Dieu qui es sans besoin.
Qu’elles Te soient agréables pour l’honneur de Ton Christet les agréer
(rappel des sacrifices vétérotestamen-taires anticipé dans l’anamnèse de la première Alliance située avant le Trisa-gion) [40] comme il vous a plu d’agréer les présents de votre serviteur, Te Juste Abel, ainsi que le sacrifice de notre patriarche Abraham et celui que vous offrit votre grand prêtre Melchisedech, sacrifice saint, Hostie immaculée [41]
3 - SUPPLICES
Envoie sur ce sacrifice Ton Esprit Saint, le témoin des souffrances du Seigneur Jésus : qu’il manifeste en ce pain Nous vous en supplions, Dieu tout-puissant, ordonnez que ces offrandes soient portées par les mains de votre saint Ange sur votre autel céleste, en présence de votre divine majesté,
le Corps de Ton Christ et, en ce calice, le Sang de Ton Christ
pour que ceux qui y communientafin que nous tous qui recevrons, en participant à cet autel, le Corps sacro-saint et le Sang de votre Fils,
soient affermis dans leur foi, qu’ils obtiennent la rémission des péchés, qu’ils soient délivrés du démon et de son erreur,
qu’ils soient remplis de l’Esprit Saint,nous soyons remplis de toute bénédiction céleste et de grâce.
qu’ils deviennent dignes de Ton Christ et obtiennent la vie éternelle dans la réconciliation avec Toi, Maître tout-puissant.

Ces trois prières n’en formaient qu’une seule dans l’état primordial de la liturgie chrétienne, et il est remarquable que l’anaphore antiochienne, à l’exemple de toutes les autres liturgies orientales, soit restée fidèle au schéma primitif. Mais on notera aussi que le Canon romain a gardé le vestige de cette première structure, puisque la formule de médiation per Christum n’apparaît qu’à la fin de Supplices. On est surtout en présence d’un texte primitif répandu sur tout le pourtour méditerranéen, auquel les premières chrétientés de Rome sont restées fidèles et dont la sobriété archaïque est à peine déformée par des tournures de style plus ample.

Les divergences liturgiques qui séparent l’Orient et l’Occident chrétiens

Les divergences les plus importantes qui séparent le Canon romain et les anaphores orientales, singulièrement celles des Constitutions Apostoliques, sont évidemment :

1) d’une part, la présence immuable de « l’Ange » et l’évocation subséquente du « sublime altare » de Dieu au sein de la romaine Supplices, vestiges de la liturgie chrétienne primordiale ;

2) d’autre part, l’apparition d’une invocation au Saint-Esprit dans les textes orientaux dont les auteurs sont unanimes à reconnaître les remaniements au IVe siècle [42].

A ce bouleversement liturgique, il faut une cause, celle que pressentait Barbel (cf. supra) et qui semble coïncider dans le temps avec les solutions conciliaires de Nicée (325) et de Constantinople (381) apportées aux crises arienne et macédonienne.

On sait que les Ariens considéraient la divinité du Christ comme acquise soit par participation soit par adoption. De lui-même, le Christ n’était pas Dieu. C’était un être supérieur, sans plus, ... « envoyé » par Dieu sur terre, auquel l’attribut « angélique » convenait parfaitement puisqu’il était conforme à la tradition scriptu-raire. Un véritable quiproquo s’était donc instauré entre Ariens et Chrétiens orthodoxes sur la signification qu’il convenait d’apporter au vocable scripturaire de « l’Ange » appliqué au Christ.

Par ailleurs, les Macédoniens professaient aussi un semi-arianisme mais ils affirmaient en outre que le Saint-Esprit était une simple créature ; sans doute était-elle hiérarchiquement supérieure aux Chérubins et aux Séraphins mais elle était l’œuvre, comme eux, de la toute-puissance divine et sa vocation consistait à « rendre témoignage » des décrets du Ciel.

Or, le IVe siècle constitue le terme de ces errances ; il assiste au triomphe de la théologie trinitaire, grâce aux définitions conciliaires de Nicée et de Constantinople. C’est l’époque où apparaît la formulation moderne des doxologies : Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit.

Tous ces événements religieux ne sont pas étrangers à l’existence de deux faits remarquables.

Le vocable « angélique » tombe en désuétude dans l’Orient chrétien

A partir du Concile de Constantinople, on observe dans les textes sacrés que l’Orient chrétien prend ses distances avec le titre de « l’Ange » accordé pourtant au Messie par les Ecritures vétérotestamentaires. Le motif est évident : cette terminologie sacrée conduit à des confusions sur le plan théologique. Certes, à Antioche, patrie des Constitutions Apostoliques, l’intégrité des anciens textes est maintenue et, dans l’action de grâces qui, précédant le Trisagion, correspond à la « præfatio » romaine, on lit toujours que « le Fils monogène de Dieu, Verbe-Dieu, Sagesse vivante, premier-né de tout créature » reste « l’Ange du Grand Conseil » [43]. En réalité, le vocable « angélique » a rejoint les titres de gloire accordés au Christ, Fils de Dieu, sans autre incidence sur le liturgie contrairement à ce qui est observable dans le rit romain.

Par contre, à Alexandrie, l’anaphore de saint Marc sollicite de Dieu le « ministère des saints archanges » pour présenter à « l’autel céleste » le Corps et le Sang du Rédempteur. Ce texte, en totale opposition avec les autres liturgies orientales, est d’autant plus étrange qu’il apparaît en plein IVe siècle et qu’il demande à Dieu le concours des saints archanges à la place même où l’Eglise de Rome requiert le ministère de « l’Ange » mystérieux de Supplices.

L’intervention liturgique du Saint-Esprit est majorée en Orient

Autre fait en totale corrélation avec la régression du vocable angélique : l’apparition de l’Esprit Saint, désormais destinataire des demandes que formule l’Eglise d’Orient pour obtenir son intervention dans la réalisation de l’effet sacramentel. Ces demandes, ce sont les « épiclèses » : elles s’expriment généralement [44] aux deux moments privilégiés qui introduisent la consécration et la communion. La consécration - et cela se comprend aisément - car c’est Dieu qui réalise la transsubstantiation du pain et du vin au Corps et au Sang du Sauveur. La communion parce que Dieu « sanctifie » les âmes qui s’approchent du banquet eucharistique et les rassemble dans l’unité du Corps mystique. La liturgie romaine connaît aussi des épiclèses. Dans le Canon, la première épiclèse, dite de consécration, est la prière Quam oblationem qui précède immédiatement « l’institution eucharistique ». La seconde épiclèse, dite de communion, c’est la prière Supplices, objet de cette étude.

L. Bouyer a parfaitement montré l’origine hébraïque des épiclèses, dont le sens primitif était l’unité d’Israël autour de son Dieu. Transformées par la lumière chrétienne, ces demandes ont eu primitivement pour objet l’unité parfaite du peuple de Dieu dans l’édification du corps mystique. L. Bouyer écrit : « Ce rassemblement dans le Christ, de Son Corps pour former l’Eglise, de tous les siens et leur consécration à la gloire de Dieu, c’était pour les chrétiens l’œuvre de l’Esprit » [45]. Telle tait la pensée essentielle de l’Orient chrétien qui, dans ses diverses liturgies, retrouvait ces épiclèses dans l’action sacrée aux mêmes places que les chrétiens de Rome.

Or, à la fin du IVe siècle, les Eglises d’Orient, sous l’influence de la pensée antiochienne, soucieuses de rendre au Saint-Esprit le culte divin qui lui est dû, ont majoré le sens de l’épiclèse post consecrationem dite de communion. Désormais, écrit L. Bouyer, « l’épiclèse déterminera d’un seul trait trois choses : l’agrément du Sacrifice (explicitement identifié à la présentation à Dieu du mémorial du Sauveur), la consécration consécutive du pain et du vin comme le Corps et le Sang du Christ et, finalement (ce qui est seul primitif) que cette descente de l’Esprit, nous unissant tous dans le Corps du Christ qu’est l’Eglise, nous permette à tous, dans cette unité, de glorifier le Père éternellement [46]. » Voilà, certes, des errements liturgiques qui rendront bien délicates les relations futures des Eglises orientales avec Rome.

III - LE SAINT-ESPRIT

C’est le dernier volet des réflexions doctrinales sur la prière Supplices.

Le mirage des liturgies orientales n’a pas manqué de produire son effet séducteur sur les liturgistes occidentaux. Au XIXe siècle, L.A. Hoppe [47], considérant la prière Supplices comme l’épiclèse correspondant à celle qu’on trouve dans les anaphores orientales, avait soutenu que « l’Ange » du Canon romain ne pouvait être que le Saint-Esprit, et non point le Christ médiateur. Jungmann a fait, à bon droit, observer qu’à la date où Hoppe écrivait, celui-ci « ne pouvait se rendre compte que, même en Orient, l’épiclèse du Saint-Esprit est de date relativement récente [48]. »

Les auteurs ont donc généralement écarté la thèse de Hoppe : le Saint-Esprit ne s’identifiait pas à « l’Ange » de Supplices. Au surplus, il était clair que les aménagements apportés au IVe siècle dans le texte des anaphores orientales accentuaient encore la divergence avec la liturgie romaine, immuable depuis les origines.

Les aspects de la conception liturgique romaine

L’intérêt serait de connaître la raison qui a poussé Rome à maintenir une terminologie liturgique immuable. De surcroît, peut-on affirmer que cette immutabilité est constante ?

Sur un plan très général, il est vrai que la liturgie romaine s’en remet à la « toute-puissance divine » plutôt que d’invoquer singulièrement le Saint-Esprit. Et le Dieu tout-puissant auquel s’adresse Supplices, c’est le Père éternel, parce qu’il est de principe que toute prière liturgique Lui est adressée. Sauf exceptions cependant ! Deux exemples sont généralement retenus parmi d’autres :

Première exception : le "Veni Sanctificator"

Le « Veni Sanctificator » de l’offertoire romain est certes une entorse à la règle liturgique romaine. On notera toutefois que cette prière - d’origine gallicane - n’a été introduite que fort tardivement dans l’Ordo missæ romain. Elle apparaît sous une forme archaïque dans le missel de Stowe pour la première fois, c’est-à-dire aux VIIIe et IXe siècles [49].

Deuxième exception : la bénédiction des fonts baptismaux

Autre invocation adressée au Saint-Esprit : celle qui, au cours des cérémonies de la veillée pascale, concerne la bénédiction des fonts baptismaux. Après avoir procédé à une triple signation au nom du « Dieu vivant, vrai et saint » et divisé la surface liquide en quatre parties, le célébrant souffle trois fois sur celle-ci en forme de croix. Notons au passage que le terme latin spiritus signifie à la fois souffle et esprit. Cette action rituelle introduit directement à l’invocation de l’Esprit saint. Plongeant trois fois le cierge pascal dans l’eau, le célébrant dit : « Descendat in hanc plenitudinem fontis, virtus Spiritus sancti » : que la puissance du Saint-Esprit descende sur toute l’eau de ces fonts. Puis, soufflant de nouveau trois fois sur la surface liquide, le célébrant ajoute : « Totamque hujus aquæ substantiam, regenerandi fœcundet effectu » (qu’elle féconde toute cette eau en lui donnant le pouvoir d’engendrer à une vie nouvelle).

La règle liturgique romaine

La liturgie romaine connaît donc les épiclèses et, le cas échéant, elle y fait appel. Mais il est clair qu’elle n’a jamais eu la moindre inclination pour une épiclèse de type oriental qui, après la consécration, demanderait au Saint-Esprit de faire que le pain déposé sur l’autel devienne le Corps du Christ, et que le vin contenu dans le calice soit transsubstantié en son Sang. La liturgie romaine s’en tient à la vertu créatrice des paroles consécratoires prononcées à la Cène par le Christ, Verbe de Dieu, et redites à l’autel.

Cette remarque ouvre la voie à d’autres investigations et, parmi elles, en tout premier lieu, à l’idée du respect que Rome témoignerait ainsi pour une expression sacrale qui lui vient du fond des âges, en apparence moins élaborée mais toujours et fondamentalement orthodoxe en ce qu’elle met l’accent sur l’action d’un Dieu trinitaire qui crée l’Homme dans des conditions admirables - mirabiliter condidisti - le sauve d’une façon plus admirable encore - mirabilius reformasti - et l’appelle à la perfection au sein d’une Eglise habitée par son Esprit.

Le différend Orient-Occident

D’un simple point de vue formel, l’observation de Jungmann sur la conception liturgique primordiale paraît éminemment fondée en ce qu’elle indique le choix de « l’expression » devant lequel les chrétientés se sont alors trouvées placées : « On pouvait se borner à solliciter de Dieu, dans une formule simple et sobre, l’opération désirée : la consécration des oblats et la jouissance de leurs fruits ; c’est ce qui se fait au Quam oblationem et au Supplices de la messe romaine. Ou bien l’on pouvait tenter de nommer par son nom la force opérante [50]. »

Les chrétientés orientales ont opté pour cette seconde solution. Mais au Levant chrétien, en cette époque reculée, cette option va se trouver confrontée à une divergence d’appréciation sur la place qu’il échet accorder en priorité à l’intervention de la « force opérante ».

La tendance antiochienne, répercutée postérieurement dans les Eglises-filles de Chaldée, de Syrie et de Byzance, placera l’épiclèse au Saint-Esprit après la consécration. Primitivement, d’ailleurs, cette demande ne prétendait à rien d’autre qu’à obtenir de Dieu un accueil favorable et des fruits salutaires dans la communion comme on l’observe encore dans la prière romaine Supplices. Mais c’était une coutume, à la fois d’invoquer l’Esprit Saint qui « renouvelle la face de la terre », « parfait toute œuvre divine », et de privilégier, pour cette demande, un lieu liturgique après les paroles de l’institution eucharistique. Dans la Tradition Apostolique d’Hippolyte, que les auteurs datent généralement de 225 ap. J.C., telle était déjà la place réservée à la demande d’intervention du Saint-Esprit : « Et nous Te demandons d’envoyer ton Esprit Saint sur l’oblation de la sainte Eglise. En les rassemblant, donne à tous ceux qui participent à tes saints Mystères d’être remplis de l’Esprit Saint, pour l’affermissement de leur foi dans la vérité... [51] » II est remarquable que les conceptions liturgiques d’Hippolyte ont profondément influencé les chrétientés orientales alors que l’Eglise de Rome a toujours voulu ignorer les projets de ce personnage célèbre qui, pourtant, était prêtre romain. Cette attitude, repérée en un temps précis, est l’indice que la prière sacrée, à Rome, était déjà fixée bien antérieurement au début du IIIe siècle et qu’il était hors de question, dans la Ville éternelle, de souscrire aux projets liturgiques d’Hippolyte.

Tout autre était la tradition liturgique d’Alexandrie, dont l’excellente analyse de L. Bouyer a su montrer les apparentements certains avec les usages romains [52]. Que ce soit dans la liturgie de saint Marc ou même dans Panaphore retrouvée sur le papyrus égyptien de Der Balizeh [53], « la force divine opérante » est invoquée avant les prières de la consécration et elle est nommément désignée : c’est le Saint-Esprit.

Jungmann ajoute toutefois que cette épiclèse de la liturgie alexandrine « fut évidemment la seule au début... Plus tard, seulement, s’introduisit dans la liturgie égyptienne de saint Marc, l’épiclèse syro-byzantine » [54]. Post consecrationem, s’entend.

Cette affirmation ne saurait être retenue. S’il est vrai, en effet, qu’à Rome comme à Alexandrie, il y a concordance parfaite dans la succession des prières sacrées et même apparentement des textes de ces prières, l’étude du Canon romain apporte un démenti formel à la thèse de Jungmann : en son état primitif, notre liturgie comportait deux épiclèses, la première dite de consécration, c’est-à-dire le Quam oblationem, la seconde, Supplices, rapprochable du texte antiochien des Constitutions Apostoliques. C’est la raison qui permet de conclure que le fond commun de la liturgie primordiale comportait bien deux invocations et non une seule. Fondamentalement, il ne saurait en être autrement. L’Eglise ne peut que solliciter l’intervention divine pour transsubstantier les oblats sur l’autel au Corps et au Sang du Sauveur ; l’appel à la « force divine opérante » est tout aussi indispensable pour fortifier la foi des fidèles qui s’approchent de la table sainte.

L’opinion de Jungmann convaincrait davantage quand il affirme que les épiclèses au Saint-Esprit, telles que l’Orient les concevait, ne faisait pas partie à Rome des vieilles traditions : « L’antique et sobre formule d’une demande de bénédiction pour les oblats, avant la consécration, écrit cet auteur, est restée de règle, de même qu’après la consécration, la demande d’une plénitude de bénédiction pour tous ceux qui reçoivent les dons de l’autel [55]. »

La présence agissante du Saint-Esprit dans le Canon romain

En vérité, la liturgie romaine ne s’inscrit pas dans une optique de défiance ou de rejet à l’égard des expressions sacrales de la chrétienté d’Orient dès lors qu’elles invoquent ouvertement l’Esprit Saint et sollicitent son intervention : la parenté décidément trop proche du Canon de l’Eglise de Rome et des anaphores venues du Levant interdit d’elle-même toute incertitude, toute divergence fondamentale à cet égard. Beaucoup plus simplement, la liturgie romaine préfère porter toute son attention sur les dons que prodigue à profusion la troisième personne de la Sainte Trinité.

Il s’agit donc, en l’espèce, d’une autre conception liturgique, assurément plus sobre, plus intérieure, et qui, pour l’intelligence des textes saints, exige un véritable décryptage de la terminologie usitée. Or, pareille démarche nécessite la recherche préalable de « mots repères » susceptibles de caractériser au mieux à la fois le mode d’intervention de l’Esprit Saint et les dons divins qu’il dispense. Ces mots repères, les Ecritures et les prières de l’Eglise les utilisent. Transplantés dans la sainte liturgie, ils endossent la livrée du sacral et conduisent à l’objectif poursuivi par l’analyse. Quels sont donc ces « mots-repères » ?

Les mots-repères de l’intervention du Saint-Esprit

Parmi ceux-ci, c’est en premier lieu « l’envoi » du Saint-Esprit qui retient l’attention. Dans l’Evangile selon saint Jean, « l’envoi » apparaît lors de la promesse faite par le Christ à ses Apôtres : « Lorsque viendra le Paraclet que Je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de Vérité qui procède du Père, c’est Lui qui témoignera à mon sujet [56]. »

Par référence à ce passage scripturaire, toutes les liturgies orientales ont mis l’accent sur « l’envoi ». Ainsi de l’épiclèse de communion incluse dans la liturgie alexandrine de saint Marc : « Regarde-nous et envoie sur ces pains et ces coupes ton Esprit Saint, afin qu’il les sanctifie et les perfectionne comme étant Dieu tout-puissant et qu’il fasse de ce pain le Corps (les fidèles répondent : Amen) et de cette coupe le Sang de la Nouvelle Alliance de Notre Seigneur et Dieu et grand roi Jésus-Christ... » L. Bouyer apporte cette précision intéressante : « Ce texte, évidemment surchargé dans sa dernière partie, ne paraît pouvoir être ni antérieur au Concile de Constantinople en 380 ni postérieur à celui de Chalcédoine en 450, puisque les Coptes monophysites l’ont traduit à peu près tel quel dans la liturgie de saint Cyrille [57]. »

Autre mot-repère : la « descente » de l’Esprit Saint, liée évidemment à son « envoi » dans le processus de l’intervention de la troisième personne de la Sainte Trinité. Dans les récits lucaniens de l’Enfance, l’archange Gabriel répond ainsi à la préoccupation de la Vierge Marie : « L’Esprit Saint surviendra sur toi et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre [58]. » A. Feuillet fait remarquer, dans sa magistrale étude sur Jésus et sa Mère, que la meilleure traduction littérale du texte grec imposerait de lire : « L’Esprit Saint viendra d’En-Haut sur toi [59]. » Autre exemple de la « descente » de l’Esprit Saint : la théophanie de la Pentecôte : « Et subitement, tel un violent coup de vent, vint du ciel un bruit qui emplit toute la maison où ils étaient assis. Et ils virent apparaître des langues de feu qui se partageaient et il s’en posa une sur chacun d’eux. Et tous furent remplis de l’Esprit Saint [60]. »

Voici donc deux mots-repères particulièrement mis en évidence par des citations scripturaires. Quel traitement l’Eglise de Rome leur réserve-t-elle ? Elle ne les méconnaît pas. Ainsi, dans le Veni Sancte Spiritus, l’Eglise met sur les lèvres des fidèles ce verset du psalmiste : « Emitte Spiritum tuum et creabuntur. Et renovabis fa-ciem terræ » (Envoyez votre Esprit et ils seront créés, et Vous renouvellerez la face de la terre) [61].

L’Eglise de Rome va même plus loin. Dans le rituel du sacrement de confirmation, l’oraison qui accompagne l’imposition des mains par l’évêque aux confirmands dit « Emitte in eos septiformem Spiritum tuum Sanctum Paraclitum de cœlis » - Envoyez sur eux du haut du Ciel l’Auteur des sept dons, votre Esprit Saint Consolateur. C’est le même schéma terminologique qui préside à la demande formulée à Dieu par l’oraison conclusive de l’Angélus : « Gratiam tuam, quæsumus, Domine, mentibus nostris infunde », que l’on traduit généralement de façon suivante : « Nous vous en prions, Seigneur, répandez votre grâce dans nos âmes... » Une traduction plus littérale rendrait mieux compte du sens réel affecté au verbe infundere (fundere : verser, in : dans, verser dans) et le langage commun est plus proche de ce sens quand, dans son adresse à Dieu, il Lui demande que sa grâce « descende » dans les âmes.

Jusqu’ici prolixe dans son expression quand il s’agit de prières à caractère privé, l’Eglise de Rome devient subitement fort discrète sur le plan liturgique. On sait que le Canon romain ne cite jamais la troisième personne de la Sainte Trinité en tant que « force divine opérante » dans les saints mystère ; mais en fait, son silence est encore plus étendu puisque, en faisant abstraction de toute formule exprimant l’intervention du Consolateur, il n’évoque non plus ni son « envoi » ni sa « descente ». Par contre - et avec une rare et géniale concision - le Canon romain donne toute sa préférence et à la demande préliminaire de l’Eglise qui commande le don de la grâce divine et à ce qui constitue le terme du processus enclenché par cette demande : l’énoncé des fruits de l’action de l’Esprit Saint. Parce qu’en définitive, dans la pensée qui guide la formulation du Canon romain, il n’y a pas « descente » de l’Esprit Saint sans son « envoi » préalable expressément demandé par l’Eglise en deux occasions capitales : la transsubstantiation des oblats - c’est la prière Quam oblationem - et le rassemblement des fidèles dans l’unité du Corps mystique : c’est la prière Supplices. Ce constat va donc permettre d’engager l’analyse sur les mots-repères de l’action de l’Esprit Saint.

Les mots-repères de l’œuvre du Saint-Esprit

L’œuvre de l’Esprit Saint, c’est « la bénédiction » et « la grâce ». En exergue de son célèbre cantique, Zacharie confessera : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël [62]. » Mais quand, au cours de la scène de la Visitation, la Vierge Marie - comblée de grâces, a dit l’archange Gabriel - désormais protégée par la Puissance du Très-Haut, habitée par l’Esprit Saint, rencontre sa cousine Elisabeth, celle-ci, qui ignorait jusque là le destin prodigieux de la future Mère du Sauveur, est subitement mue par l’Esprit Saint ; elle trouve alors l’expression sacrale que l’Eglise va reprendre dans la liturgie : « Bénie es-tu entre les femmes et béni est le fruit de ton sein [63]. »

Le rituel de l’ordination des prêtres est encore plus explicite à cet égard quand le pontife dispense, par trois fois, sa bénédiction aux ordinands prosternés sur le sol du sanctuaire :
- « Ut hos electos bene + dicere digneris, Te rogamus, audi nos. » Bénis + sez ces élus, nous vous en prions, écoutez-nous.
- « Ut hos electos bene + dicere et sanci+fîcare digneris, Te rogamus, audi nos. » Bénis + sez et sancti + fiez ces élus, nous vous en prions, écoutez-nous.
- « Ut hos electos bene + dicere, sancti +fïcare et conse + crare digneris, Te rogamus, audi nos. » Bénis + sez, sancti + fiez et consa + crez ces élus, nous vous en prions, écoutez-nous.

Mis à part le terme de « consécration » évidemment spécifique à la liturgie du sacrement de l’ordre, le rituel précité avance deux termes bien définis caractéristiques de l’action de l’Esprit Saint. C’est sous l’éclairage de ces divers textes qu’il faut analyser les deux épiclèses du Canon romain.

Dans le Quam oblationem, l’Eglise, avant de prier Dieu de changer les oblats au Corps et au Sang du Seigneur, Lui demande au préalable de bénir, agréer pleinement, rendre parfaite et digne de Lui plaire, l’offrande déposée sur l’autel ; termes ici revêtus de sacralité, soulignés encore par la présence des signes de croix rituels : « bene + dictam, adscrip + tam, ra + tam, rationabilem acceptabilemque... ». La remarque faite par Le Brun est ici particulièrement éclairante : « L’Eglise ne demande des grâces que par les mérites de la croix de Jésus-Christ, et les sacrements ne s’opèrent pas sans ce sacré signe, comme dit saint Augustin. Il suffirait absolument de le faire une fois pour la consécration, dit Amalaire. Le prêtre pourrait le faire ici cinq fois, à cause des cinq mots... Mais selon la remarque du Micrologue, l’Eglise se restreint assez communément au nombre de trois, à cause des trois divines personnes [64]. »

L’étude de Supplices conduit aux mêmes conclusions bien que l’objet de cette prière vise à l’obtention des bienfaits que les fidèles tireront de leur participation au banquet eucharistique.

Evoquant, dans la première partie de Supplices, le ministère du « saint Ange » de Dieu, porteur de l’offrande désormais consacrée, Jungmann rendait ainsi compte et de ce qui unit l’ensemble des liturgies et de ce qui sépare le Canon romain de l’anaphore orientale : « On y souhaite, en effet, la rencontre de la puissance divine avec notre offrande ; non plus toutefois par la descente de l’Esprit mais selon un mouvement inverse, par l’assomption des oblats [65]. »

L’observation est sans doute judicieuse à un double point de vue :

En premier lieu, elle fait apparaître que, dans la liturgie romaine, comme dans la prière Veni Sancte Spiritus, l’Esprit Saint, dont la mission est de remplir le cœur de ses fidèles (reple tuorum corda fidelium) et de leur dispenser grâces et bénédictions, n’est pas et n’a jamais été identifiable sous les traits de « l’Ange » de Supplices.

Elle met aussi en lumière la spécificité de la conception liturgique romaine, qui donne sa préférence à une élévation des offrandes jusqu’à l’autel céleste de Dieu plutôt que de consentir à une « descente » de l’Esprit Saint sur les « hæc » placées sur l’autel du Sacrifice.

Mais en réalité, la vision de Jungmann est incomplète. Car si l’analyse se porte sur la deuxième partie de la prière Supplices, la perspective qui se dégage est tout autre, car la « descente » de l’Esprit Saint sur les offrandes est plus clairement visible ; du fait du ministère de l’Ange sollicité par l’Eglise, les fidèles sont appelés à être « remplis » de toute bénédiction céleste et de grâce : omni benedictione cœlesti et gratia repleamur. Et comme la liturgie est expressive, elle manifeste son insistance par des signes de croix sur les termes du Corps et du Sang du Sauveur, signations qui emportent l’agrément de Dieu et par voie de conséquence la dispensation des dons de l’Esprit : la « bénédiction », parce que, comme dit saint Ambroise, elle a plus de force que la nature au point de la changer [66] ; la « grâce », parce qu’elle « sanctifie » les âmes et les unit à Dieu.

Comme on le voit, les prières Supplices et Veni Sancte Spiritus ont toutes deux la même visée mystique : elles demandent à l’Esprit Saint de remplir le cœur des fidèles.

Jungmann n’a donc pas perçu que, dans le Canon romain, « l’assomption des oblats », per manus sancti Angeli, avait pour fruit la « descente » de l’Esprit Saint dans l’âme de ceux qui communient. Telle est pourtant l’ultime donnée liturgique que nous livre l’analyse de Supplices.

IV - LA CONTEMPLATION DES MYSTÈRES SACRÉS DANS LA PRIÈRE SUPPLICES

La complexité qu’opposait originellement cette prière à une meilleure intelligence de sa portée mystique semble s’être estompée. Trois réflexions conclusives retiendront l’attention des lecteurs.

1 - La place de cette prière dans l’action sacrée est en dépendance absolue avec « l’Institution eucharistique » où le Christ se rend présent sur l’autel du sacrifice avec son Corps, son Sang, son Ame et sa Divinité ; avec l’anamnèse subséquente Unde et Memores, dans laquelle l’Eglise, fidèle à la prescription du Maître et faisant mémoire de sa Passion, de sa Résurrection et de son Ascension, offre l’Hostie pure, sainte et immaculée, le Pain sacré de la vie éternelle et le calice de l’éternel salut ; avec la prière Supra quæ dont l’évocation des sacrifices vétérotestamentaires n’a d’autre visée que de présenter aux fidèles le Christ immolé depuis les origines du monde pour la rédemption de celui-ci. Supplices s’inscrit donc dans le Canon romain :
- comme moment ultime où le Sauveur en croix, à l’heure de rendre le dernier soupir, crie à son Père : tout est consommé [67],
- et comme charnière indispensable entre l’offrande du Christ et la communion qui nous lie à Lui dans une union totale.

2 - C’est donc bien le Christ médiateur, l’acteur premier du sacrifice eucharistique eucharistique qui conclut et réalise la réconciliation parfaite de l’humanité avec Dieu en se présentant comme l’unique Victime expiatoire. C’est Lui le « saint Ange », l’Agneau qui, devant le trône divin, entouré par la cour céleste, s’offre debout « comme égorgé » [68].

Alors, au nom de cet auguste sacrifice pleinement réalisé sur l’autel, l’Eglise demande à Dieu, pour ceux qui participent au banquet divin, les fruits parfaits qui les uniront indissolublement à Lui. L’Esprit Saint peut seul réaliser cette union commandée par la prière ecclésiale.

Supplices est donc une prière essentiellement trinitaire où chacune des trois personnes divines œuvre pour la rédemption du monde.

3 - Il serait aisé d’affirmer que le peuple de Dieu ne reste pas à l’écart de l’action sacrée puisqu’il est appelé à participer aux fruits spirituels du sacrifice. En vérité, l’analyse de la prière Supplices déboucherait sur une perspective faussée, parce que partielle, si elle se limitait à cette réflexion. Il n’y a point participation des fidèles au sacrifice de la Nouvelle Alliance s’il n’y a eu, de leur part, offrande préalable d’eux-mêmes. Et cette vérité fondamentale ne doit jamais être occultée.

Après l’offrande du pain et du vin déposés sur l’autel, le célébrant se recueille et présente à Dieu les âmes des fidèles : c’est l’objet de la prière In spiritu où, « en toute humilité et le cœur contrit », le peuple de Dieu, reprenant les paroles des trois jeunes gens dans la fournaise [69] demande à son Créateur d’agréer sa propre offrande. Une offrande, rappelons-le, qui est représentée par le peu d’eau ajouté au vin du calice comme le rituel hébraïque l’imposait déjà et qui a été fidèlement respecté par le Maître lui-même à la dernière Cène ; mais une eau qui va être « bénie » par le célébrant. L’intervention du Saint-Esprit est évidemment indispensable pour opérer cette transformation des cœurs qui se tendent vers Dieu : c’est l’objet de la prière subséquente Veni Sanctificator. Il est remarquable qu’à cet instant de la liturgie le célébrant procède à la « signation » des oblats, seul geste rituel qui a d’ailleurs été retenu par le rit cartusien. Jungmann estime que la prière Veni Sanctificator se rattache aux formules épiclétiques, sans toutefois épouser ce caractère puisqu’elle n’est pas incorporée dans le Canon [70].

L’observation de cet auteur permet d’aborder la difficulté à laquelle bon nombre de liturgistes n’ont pu répondre avec bonheur. Veni Sanctificator et Supplices apparaissent, dans le déroulement de l’action sacrée, comme les étapes progressives d’une communion de plus en plus étroite entre le peuple chrétien et son Rédempteur, une communion qui sera totale dans le banquet eucharistique. Le Veni Sanctificator tendait vers l’agrément par Dieu de l’offrande des fidèles. Supplices se situe à un niveau sacral bien supérieur, car cette offrande est unie à celle du Christ dans les « hæc » pour être porté jusqu’à « l’Autel céleste » par la main du saint « Ange » de Dieu. Trop souvent, les malentendus sur la signification de la prière Supplices ont eu pour origine l’identité qui était attribuée au saint « Ange » sans égard pour un passé sacral lointain qui, par sa pensée, par son style, imposait une lecture différente.

Dès lors, que les anges de la milice céleste soient éminemment présents au cours de l’action sacrée pour présenter notre sacrifice à Dieu, qui en douterait puisqu’au terme de la præfatio, l’Eglise elle-même unit nos chants à ceux des anges pour proclamer le Dieu trois fois saint ? Le fait que la présence de nos protecteurs célestes ne sont plus expressément indiqués dans les autres prières du Canon est volontaire : l’Eglise contemple alors le Christ médiateur, Souverain prêtre, réconciliant l’humanité avec Dieu, ouvrant au peuple fidèle les portes d’une participation pleine et entière aux fruits spirituels de son Sacrifice.

Telle est, en quelque sorte, la conclusion que nous livre Le Brun : « Ceux qui savent que Jésus-Christ présente son Corps à son Père et que les saints anges présenteront les vœux des fidèles, pourront dire selon ces deux vérités : Faites, ô Dieu tout-puissant, que ce Corps et ce Sang de Jésus-Christ vous soient offerts par Lui-même, comme seul digne de vous l’offrir... Faites encore que les saints anges présentent à votre divine Majesté nos vœux, nos prières, nous-mêmes qui avons eu l’honneur d’être offerts avec notre Sauveur ; afin qu’en participant à l’autel visible par la réception du Corps de Jésus-Christ votre Fils, nous ne soyons pas rejetés de votre autel invisible mais que nous soyons comblés de vos célestes bénédictions [71]. »

FRANÇOIS POHIER Vice-Président d’Una Voce

[1] Cf. Louis Stercky, "Manuel de liturgie et cérémonial" I, p. 529 n° 559 § 2, éd. Gabalda 1935.

[2] Ap.4.

[3] Ap.7:9.

[4] Dan. 7:10.

[5] Constitutions Apostoliques, Livre VIII, ch. 12 n° 27.

[6] Séraphins, Chérubins, Trônes - Dominations, Vertus, Puisssances - Principautés, Archanges, Anges.

[7] Avec quelques variantes terminologiques comme les Seigneurs, les Autorités et même les Eons (Livre VIII, ch. 12 n° 8). Cf. dans le même sens, la liturgie byzantine de saint Basile et la liturgie alexandrine de saint Marc.

[8] Le terme de « préface » ne doit pas faire illusion. Il ne s’agit ni d’une « introduction » au Canon romain ni de la présentation de la Prière de l’Eglise à l’image d’un ouvrage paru en librairie. La "præfatio" est la partie initiale de l’anaphore proclamée à haute voix ("præ" : avant, "fatio" du verbe "fari" : proclamer).

[9] Le Fils de Dieu est « l’image du Dieu invisible, Premier né de toute la Création, parce qu’en Lui ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, soit les Trônes, soit les Seigneuries, soit les Principautés, soit les Puissances »... (Col. 1:15-16). « Le Christ ressuscité d’entre les morts est assis à la droite du Père dans les régions célestes, au-dessus de toute Principauté, Pouvoir, Puisssance, Seigneuries, et de quelque nom qui se puisse nommer... » (Eph. 1 : 20-21).

[10] J.A. Jungmann, "Missarum solemnia, Explication génétique de la messe romaine", 3e tome, p. 154, éd. Aubier 1958.

[11] Lc. 2 : 9-14.

[12] Mt. 4 : 11.

[13] Lc. 22 : 43.

[14] Mt. 28 : 2-5 ; Mc. 16 : 5 ; Lc. 24 : 4.

[15] Act. 1 : 9-11.

[16] Saint Grégoire le Grand, "Dialogues", IV, 58.

[17] L. Bouyer, "Eucharistie. Théologie et spiritualité de !a prière eucharistique", éd. Desclée 1966, pp. 218 ss.

[18] Tobie 12 : 12.

[19] Cité par Le Brun, "Explication des prières et cérémonies de la messe", 1716, p. 407.

[20] J.A. Jungmann, op. cit. 3e tome p. 151.

[21] Ap. 8 : 3-4.

[22] Ap. 5 : 8. : « Et lorsqu’il eut pris le livre, les quatre Vivants et les vingt-quatre Vieillards tombèrent devant l’Agneau [la face contre terre] ayant chacun une cithare et des coupes d’or pleines de parfums, qui sont les prières des saints. » L. Bouyer (op. cit. p. 218) pense que les vieillards sont « des prêtres célestes, autrement dit des anges ».

[23] Lc. 1 : 11.

[24] Saint Ambroise, "De Sacramentis" IV, 5 ss.

[25] Cités par J. A. Jungmann, op. cit. tome I p. 81, note infrapaginale n° 10 : Faller, Probst et Connolly.

[26] J. Barbel, "Der Engel des Supplices", "Pastor Bonus" 53, pp. 87-91 (1942).

[27] Jungmann, op. cit., 3e tome, pp. 153 et 154, note infrapaginale n° 40.

[28] A noter toutefois que lors de la bénédiction de la fosse au cimetière, Dieu, dont la miséricorde donne aux âmes le repos et la paix, est prié ainsi : « Daignez bénir cette tombe et envoyer votre saint Ange pour la garder... »

[29] Is. 9 : 5.

[30] Mal. 3:1.

[31] L. Bouyer, op. cit., p. 220.

[32] L. Bouyer, op. cit., p. 219.

[33] Heb. 1:5-8.

[34] Cité par Le Brun, op. cit. p. 404, note infrapaginale n° 1. Dans le même temps qu’Yves de Chartres, Honorius d’Autun, Alger de Liège, Sicard de Crémone et saint Thomas d’Aquin.

[35] Le Brun, op. cit., p 405.

[36] Jungmann, op. cit., 3e tome, pp. 153 et 154, note infrapaginale n° 40.

[37] A noter que le "per Christum" ne figure ni au terme de l’anamnèse "Unde et memores" ni à celui de la prière "Supra quæ" parce que, primitivement, ces deux textes n’en faisaient qu’un avec "Supplices".

[38] L. Bouyer, op. cit., ch. VII, pp. 187-224.

[39] Constitutions Apostoliques, Livre VIII, ch. XII, n° 38 et 39.

[40] Le rappel des sacrifices vétérotestamentaires d’Abel, d’Abraham et de Melchisedech figure dans une prière anamnétique, dite de la première Alliance, placée avant le chant du Trisagion (Constitutions Apostoliques, Livre VIII, ch. XII, n° 21 à 23).

[41] Ces mots ont été ajoutés au Ve siècle par le Pape saint Léon.

[42] L. Bouyer, op. cit., pp. 239-261.

[43] Constitutions Apostoliques, Livre VIII, ch. XII, n° 7.

[44] Dans la liturgie copte, à l’offertoire, il existe toutefois une épiclèse invoquant l’intervention du Fils de Dieu : « O Seigneur, notre Dieu, Jésus-Christ, Fils unique et Verbe éternel du Père, sans tache et consubstantiel à l’Esprit Saint, Vous êtes le Pain vivifiant descendu du Ciel... Portez votre regard sur le pain et sur le calice qui sont sur l’autel du sacrifice, bénissez-les +, sanctifiez-les +, purifiez-les + , et changez-les afin que ce pain... » (cité par N. Liesel, "Les liturgies catholiques orientales", Université grégorienne, Rome 1958, trad. Jorland, éd. Letouzey, Paris.

[45] L. Bouyer, op. cit., pp. 181 ss.

[46] L. Bouyer, op. cit., p. 303.

[47] L.A. Hoppe, "L’épiclèse des liturgies grecque et orientales et du canon romain", Shaffhouse 1864.

[48] Jungmann, op. cit., 3e tome, p. 154, note infrapaginale n°41.

[49] Cf. P. Tirot, "Histoire des prières d’offertoire dans la liturgie romaine du VIIe au XVIe siècle", pp. 48-54, CLV, Edition liturgique, Rome 1985.

[50] Jungmann, op. cit., 3e tome, p. 107.

[51] Dom Bernard Botte, "La Tradition Apostolique de saint Hippolyte. Essai de reconstitution", Aschendorff-Münster 1989.

[52] L. Bouyer, op. cit., ch. VII, pp. 187-238.

[53] Le texte de cette anaphore est cité par L. Bouyer, op. cit., ch. VII, pp. 200 et 201.

[54] Jungmann, op. cit., 3e tome, p. 109.

[55] Jungmann, op. cit., 3e tome, p. 110.

[56] Jn. 15 : 26.

[57] L. Bouyer, op. cit., p. 209.

[58] Lc. 1 : 35.

[59] A. Feuillet, « Jésus et sa Mère (d’après les récits lucaniens de l’Enfance et d’après saint Jean) », éd. Gabalda 1974.

[60] Act. 2 : 2-3.

[61] Ps 103 : 30.

[62] Lc. 1 : 68.

[63] Lc. 1:42.

[64] Le Brun, op. cit., p. 359.

[65] Jungmann, op. cit., 3e tome, p. 153.

[66] Cité par Le Brun, op. cit., p. 356 : saint Augustin, "De mysteriis", ch. 9

[67] Jn. 19 : 30.

[68] Ap. 5 : 6.

[69] Dn. 3 : 30.

[70] Jungmann, op. cit., 2e tome, p. 342.

[71] Le Brun, op. cit., pp. 407 et 408.